Entretien avec
Sam Rainsy, Chef du Parti du sauvetage national du Cambodge, devenu après sa dissolution en 2017 le Mouvement du sauvetage national du Cambodge, principale formation d'opposition cambodgienne,
par
Mathieu Bouquet
n° 139 - Printemps 2013
Mathieu Bouquet - Des élections législatives sont prévues au Cambodge pour juillet 2013. Or vous êtes la principale figure de l'opposition cambodgienne. Comptez-vous retourner dans votre pays avant l'été prochain, malgré la condamnation à douze ans de prison qui pèse sur vous ? Sam Rainsy - Je compte bien rentrer au Cambodge, même si le risque que je sois emprisonné est très réel. Mais, de toute manière, je ne purgerai pas la totalité de cette peine, loin de là. Pour une raison très simple : Hun Sen tombera bien avant cette échéance ! Les dictateurs ont beau systématiquement truquer les élections, ils peuvent finir par perdre le pouvoir. On l'a vu récemment en Afrique du Nord avec les chutes de Moubarak, Kadhafi et Ben Ali. Plus près de nous, en Asie, le sort qu'ont connu dans les années 1980-1990 Marcos ou Suharto constitue également un motif d'espoir... M. B. - Le régime de Hun Sen est-il du même type ? S. R. - Tout à fait. C'est un régime qui refuse toute contestation, même pacifique. La moindre manifestation est réprimée sur-le-champ tout simplement parce que le pouvoir redoute un effet boule de neige. Les ouvriers qui demandent une augmentation de salaire ou la réintégration de syndicalistes dans les usines ne peuvent pas défiler : leurs rassemblements sont systématiquement dispersés par la force. Il en va de même pour les fonctionnaires mécontents de leur rémunération, pour les victimes des expropriations foncières, ou encore pour les simples citoyens qui protestent contre la vie chère. Hun Sen et ses séides exercent une véritable mainmise sur l'ensemble de la société et persécutent inlassablement tous ceux qui osent protester. N'allez pas croire que je noircis le tableau : je ne fais que répéter ce que disent d'autres personnes et d'autres organisations. Tous les observateurs indépendants partagent ce constat. Le rapporteur des Nations unies sur la situation des droits de l'homme au Cambodge, mais aussi Amnesty International, Human Rights Watch et de nombreuses autres ONG dénoncent unanimement la dérive totalitaire du régime et le rétrécissement constant des espaces de liberté. Naturellement, en tant que parti d'opposition, nous subissons nous aussi cette pression généralisée de la part du pouvoir en place. M. B. - Concrètement, de quels leviers le pouvoir dispose-t-il pour assurer son contrôle ? S. R. - Le régime de Hun Sen s'appuie essentiellement sur deux piliers : la police et les tribunaux. Le système judiciaire est l'arme de prédilection ; elle permet à Hun Sen de réprimer les dissidents, même potentiels, sous les apparences de la légalité et de donner le change en s'abritant derrière une façade démocratique : on n'arrête pas les gens parce qu'ils critiquent le gouvernement, mais plutôt sous prétexte de fraude fiscale ou pour d'autres infractions bénignes. Les tribunaux trouveront toujours une faille pour museler les opposants. C'est une justice sélective qui cherche avant tout à intimider les éventuels critiques. Quant à l'appareil policier, il est le bras armé de ce système. M. B. - Hormis l'intimidation et la menace, le régime n'a-t-il pas également recours au népotisme ? S. R. - Bien sûr que si. Pour tenir le pays, Hun Sen instille la peur dans la population, mais il s'efforce, dans le même temps, de rendre le système incontournable. Un petit chef d'entreprise ne pourra pas maintenir son activité s'il est perçu comme opposant au régime : il perdra ses clients. Non seulement ses clients d'État, mais également ses clients privés, ses fournisseurs et ses partenaires. Tous seront intimidés et préféreront rompre leurs liens avec lui. Vous comprendrez que, dans ces circonstances, on garde son avis pour soi... Ces méthodes expliquent également l'autocensure que pratiquent les journalistes. Ceux qui osent élever la voix, même timidement, sont poursuivis, emprisonnés, parfois même assassinés. Conséquence : rares sont ceux qui envisagent de publier des articles susceptibles d'irriter les autorités. Je viens de vous dire à quel point la justice était aux ordres. Un événement récent illustre bien mon propos : le barreau de Phnom Penh vient de décider que, dorénavant, tout avocat ne pourra s'exprimer publiquement qu'avec l'autorisation de son barreau de rattachement... lequel est nécessairement contrôlé par le parti au pouvoir. M. B. - Ces mesures visent essentiellement les élites susceptibles de s'opposer au régime en place. Qu'en est-il de la situation dans les campagnes ? S. R. - Il en va de même ! Dans les villages, les personnes qui persistent à soutenir l'opposition peuvent voir leur vie basculer : elles sont victimes de vols, elles sont agressées, parfois même de manière très violente. D'une certaine manière, cependant, il y a eu un progrès. Avant, on nous éliminait physiquement. Je pense détenir un triste record mondial : celui de la participation au plus grand nombre de funérailles ! Quatre-vingts des militants de mon parti, y compris plusieurs membres fondateurs, ont été assassinés. Ces assassinats n'ont pas pris fin, mais ils sont devenus nettement plus rares. Il n'en reste pas moins que l'objectif du pouvoir n'a pas varié : museler l'opposition. Désormais, les détracteurs du gouvernement sont condamnés en justice ou bien, comme je viens de le dire, attaqués par des individus qui ne sont jamais inquiétés... Ces dernières années, un nombre considérable de nos militants ont été emprisonnés, battus, terrorisés, harcelés, expulsés de chez eux, exilés... M. B. - L'armée ne peut-elle pas jouer un rôle de contre-pouvoir, comme on a pu le voir dans d'autres pays (4) ? S. R. - L'armée est aujourd'hui entièrement acquise à la cause de Hun Sen. Elle peut même être utilisée, en dernier ressort, s'il y a des manifestations de masse. Tout récemment, et alors que le budget de l'État est déficitaire, Hun Sen a fait importer plus de cent automitrailleuses. Pour quelle raison ? Certainement pas pour protéger les frontières : ces véhicules ne sont pas conçus pour aller sur les champs de bataille. En revanche, ils sont tout à fait adaptés s'il s'agit de mitrailler une foule. Même si l'armée n'est pas encore intervenue de manière voyante et directe, elle s'en …
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