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CRISE DE L'EURO OU CRISE DE LA DETTE

Entretien avec Theo Waigel, Président d'honneur de la CSU. par Jean-Paul Picaper, responsable du bureau allemand de Politique Internationale.

n° 139 - Printemps 2013

Theo Waigel Jean-Paul Picaper - Monsieur le Ministre, vous portez le titre de « père de l'euro ». Qu'est-ce qui vous a incité à baptiser de ce nom la monnaie européenne et comment vos partenaires ont-ils réagi ? Theo Waigel - Le terme ECU était imprononçable pour les Allemands. De plus, ils n'étaient pas disposés à abandonner le D-Mark pour un acronyme artificiel (1). Comme d'autres dénominations - taler, livre ou franc - se heurtaient à des résistances dans certains pays, l'idée m'est alors venue d'appeler la nouvelle monnaie européenne l'euro. Le premier auquel j'en ai parlé a été Helmut Kohl ; le second, mon collègue français de l'époque, Jean Arthuis. Celui-ci n'a pas été immédiatement enthousiasmé par ma proposition, mais il ne l'a pas rejetée. Au terme de longues discussions, le nom que je proposais a finalement été adopté au sommet du Conseil européen de Madrid (2). J.-P. P. - On entend souvent dire que la création de l'euro a été une concession que vous avez faite, Helmut Kohl et vous, à François Mitterrand en échange de la réunification de l'Allemagne (3)... Est-ce exact ? T. W. - Cette théorie, selon laquelle l'euro aurait été le prix à payer pour obtenir l'approbation - par la France et d'autres - de la réunification allemande est tout simplement fausse. Maints historiens et responsables politiques, jusques et y compris à l'Élysée, continuent à colporter cette légende ; mais le fait de la répéter ne la rend pas plus véridique pour autant. En 1990, la création d'une nouvelle monnaie relevait de l'utopie. Il fallait, pour cela, mobiliser une majorité des deux tiers au Bundestag et au Bundesrat. La vérité, c'est que personne ne pouvait anticiper une telle décision. J.-P. P. - Le passage à l'euro ne fut-il pas plus difficile pour les Allemands de l'Est que pour leurs compatriotes de l'Ouest ? T. W. - Effectivement, il n'a pas été simple pour les Allemands de l'Est de s'adapter à une nouvelle monnaie alors qu'ils venaient tout juste de troquer leur mark-est contre le mark occidental (4). J.-P. P. - N'aurait-il pas mieux valu attendre encore quelques années avant de lancer l'Union économique et monétaire ? En d'autres termes, l'introduction de l'euro n'a-t-elle pas été prématurée et précipitée ? T. W. - Je dirais, au contraire, que la mise en circulation de l'euro est le fruit d'un long processus. L'idée d'une monnaie unique européenne remontait aux années 1960. Les premières tentatives de coordination d'une politique monétaire européenne ont été finalisées dans les années 1970. En 1979, Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt ont instauré le Système monétaire européen. La phase de préparation s'est donc étalée sur environ deux décennies. On ne peut pas dire que l'euro a été un prématuré ! J.-P. P. - Le mark était l'emblème de la République fédérale, le symbole de son succès économique. En adoptant l'euro, l'Allemagne n'a-t-elle pas vendu son âme ? T. W. - Le mark conférait aux Allemands un sentiment identitaire fort, mais il n'était pas leur âme. De toute façon, on ne vend pas son âme pour une monnaie. J.-P. P. - Laissez-moi reformuler ma question : avec l'euro, l'Allemagne n'a-t-elle pas renoncé à une partie de son identité ? T. W. - C'est une question complexe à laquelle on ne peut pas apporter de réponse simple. Qu'est-ce que l'identité d'une nation ? Cette formule désigne en général le lien qui rattache les citoyens les uns aux autres, et ce lien résulte d'une grande diversité de facteurs. Lev Kopelev (5) l'a défini de façon très juste. Pour lui, le « patriotisme », c'est pour chacun de nous « l'amour de son pays, de sa langue et de son histoire, c'est un attachement vivant et émotionnel à ceux qui parlent la même langue et partagent le même destin historique ». Encore faut-il ne pas confondre l'amour de la patrie ou le patriotisme avec le nationalisme. J.-P. P. - L'euro n'a-t-il vraiment eu que des effets négatifs sur l'économie allemande, comme le prétendent certains ? T. W. - Au début, c'est exact, l'Allemagne a perdu les avantages qu'elle possédait par rapport aux autres économies (6), mais ensuite elle en a tiré profit. Pourquoi ? Parce que avec une plus grande stabilité et une meilleure productivité elle a bénéficié, année après année, d'une dévaluation en termes réels, ce qui a contribué à rendre l'économie allemande plus compétitive. Nous devons une part importante de notre prospérité et de notre protection sociale à notre imbrication économique avec les États qui sont nos voisins. C'est vrai pour l'Allemagne, mais c'est aussi vrai pour tous les autres membres de l'Union européenne, les anciens comme les nouveaux. J.-P. P. - La crise que nous traversons depuis quatre ans est-elle une « crise de l'euro » ? T. W. - Il n'y a pas de crise de l'euro, mais une crise des dettes souveraines. Les raisons de cette crise tiennent, d'une part, aux aides indispensables qu'il a fallu accorder aux systèmes bancaires pour les sauver de la faillite ; et, d'autre part, aux mesures financées par l'emprunt qu'il a fallu prendre pour surmonter la récession. Alors que, dans leur ensemble, les budgets des États membres de l'UE étaient pratiquement en équilibre au cours des premières années qui ont suivi l'introduction de l'euro, ils ont accusé depuis trois ans des déficits croissants. C'est ainsi que les dettes ont explosé. Cette crise a touché tous les États occidentaux industrialisés à des degrés divers. L'Allemagne a vu bondir son ratio d'endettement à plus de 80 % du PIB. Mais grâce à la règle d'or inscrite dans notre Constitution, grâce aux mesures d'austérité budgétaire et grâce à l'augmentation des recettes résultant de l'amélioration de la conjoncture, nos finances publiques sont en voie de rétablissement. J.-P. P. - On reproche à la République fédérale d'avoir imposé aux pays européens les plus durement frappés des mesures d'assainissement trop rigoureuses qui ont provoqué leur ruine. Qu'en pensez-vous ? T. W. - Les critères de Maastricht (7) ont été acceptés par tous les États …