Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA REGIME SYRIEN VU DE L'INTERIEUR

Entretien avec Manaf Tlass, Ancien général de la 104e brigade de la Garde républicaine syrienne. par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 139 - Printemps 2013

Manaf Tlass Isabelle Lasserre - Général, comment expliquez-vous que Bachar el-Assad tienne encore, plus de deux ans après le début de la rébellion ? Manaf Tlass - L'explication réside dans des raisons à la fois internes et externes. Depuis le début de la crise, Bachar a fait feu de tout bois pour essayer de reprendre la main. À l'intérieur, il a tenté de monter les minorités les unes contre les autres en manipulant les Kurdes, les alaouites (1), les sunnites, les chiites... Il a brandi la menace du confessionnalisme à un moment où ce danger n'existait pas. Son objectif premier consistait à persuader les alaouites que les insurgés avaient décidé de les prendre pour cible, et que si son régime venait à tomber les membres de cette communauté seraient massacrés. Il a atteint son but : les alaouites éprouvent désormais une crainte viscérale pour leur survie. Les excès commis par les milices du régime ont renforcé le caractère confessionnel de la guerre, des deux côtés. Ce qui, à son tour, a servi les ambitions des groupes extrémistes islamistes... Bachar a également utilisé la carte iranienne puisqu'il a tout fait pour obtenir le soutien du Hezbollah (2). Ce dernier a accepté de se ranger aux côtés du dictateur de Damas. Ce faisant, le Hezbollah a commis une grave erreur : il a paru oublier que son mouvement était « populaire », que sa notoriété et la sympathie dont il bénéficiait étaient avant tout issues du peuple. En prenant position pour le régime syrien, il a donné l'impression de placer les préoccupations confessionnelles au-dessus des intérêts du peuple, au-dessus de la justice. C'est très inquiétant. Pour résumer, au niveau national et régional le régime a déstabilisé le tissu communautaire syrien à seule fin de préserver son pouvoir. Il a volontairement exacerbé les peurs à l'intérieur et à l'extérieur du pays. C'est cette stratégie dévastatrice qui lui a permis de survivre jusqu'ici... I. L. - Vous étiez un proche de Bachar el-Assad. À quel moment a-t-il basculé ? Pour quelles raisons s'est-il ainsi métamorphosé ? M. T. - Le cercle qui l'entoure l'a beaucoup influencé, en lui faisant peur. Ce cercle ne voulait faire aucune concession - car toute concession aurait risqué de briser son équilibre interne et de le faire chuter. Face aux événements, au début de la rébellion, Bachar avait deux choix. La première solution aurait été de lancer un processus de réformes, de répondre aux demandes du peuple et à la réalité du terrain. Il n'était pas assuré de relever ce défi ; mais s'il y était parvenu, il aurait dirigé son pays de manière démocratique et participé à son évolution politique. Et s'il avait échoué, il aurait eu, au moins, le mérite d'avoir essayé de mettre la Syrie sur le bon chemin. Hélas, il a opté pour la seconde solution : la répression. S'il réussit dans cette voie de la répression, il deviendra un dictateur régnant sur un pays et un peuple détruits, sur des villes en ruine. S'il échoue, il sera considéré comme un criminel de guerre. Malheureusement, Bachar a choisi la solution qui entraînait le moins de pertes pour son entourage. Faire des concessions à son peuple n'aurait pourtant pas été un échec, mais une victoire ! Je tiens également à souligner que si Bachar el-Assad a cru avoir les mains libres, c'est parce qu'il n'a pas subi de fortes pressions de l'extérieur. La communauté internationale n'a pas vraiment fait barrage, elle n'a pas opposé de réelle résistance face à la répression. Pendant ce temps, les soutiens traditionnels du régime syrien ont continué de l'appuyer. Ce sont toutes ces raisons qui expliquent que Bachar ait ainsi basculé. I. L. - Sur quels hommes s'appuie-t-il à présent ? M. T. - Il faut distinguer trois cercles. La famille - le cercle le plus important, celui qui lui fournit un soutien indéfectible - filtre toutes les informations et régule l'accès au sommet. Le deuxième cercle est constitué des forces de sécurité, qui ont un accès direct au président ou à la famille. Les hommes sur lesquels Bachar s'appuie sont toujours les mêmes, mais leurs noms n'ont pas d'importance car, dans ce système, c'est surtout la position qui compte. Qu'Ali Mamlouk, Rustom Ghazaleh ou Jamil Hassan (3) disparaissent du jour au lendemain ne changerait rien. Ils seraient immédiatement remplacés par d'autres hommes qui reprendraient leur rôle. Ils sont tous remplaçables. Enfin, le dernier cercle est formé du parti, des ministères et de l'armée. Ce cercle a parfois un accès direct à Bachar. Mais les décisions passent obligatoirement par la famille ou par les forces de sécurité. Là est le principal problème car, normalement, c'est ce troisième cercle qui devrait prendre les décisions ! I. L. - Comment Bachar el-Assad vit-il aujourd'hui ? M. T. - Je suppose qu'il vit dans une bulle, entouré de gens qui pensent de la même manière que lui. I. L. - Sait-il combien il y a de tués de part et d'autre? Est-il au fait de l'évolution quotidienne de la situation ? M. T. - Nul ne peut prétendre ignorer le nombre de morts quotidiens en Syrie. La situation est catastrophique, elle défie toute logique. Bachar suit-il les événements au jour le jour ? Probablement. Mais il est très certainement informé par des membres de son entourage qui affirment que le régime est en passe de l'emporter et le confortent dans ses certitudes et dans ses actions. I. L. - Vous qui avez longtemps travaillé à ses côtés, avez-vous un jour pensé qu'il pourrait devenir le bourreau de son peuple ? M. T. - Non, jamais. J'avais cru que, en tant que président, il pouvait profiter de la révolte pour réaliser une sorte de coup d'État en imposant sa propre équipe contre les durs du régime ; et cela, afin de transformer la révolution en un moment positif de l'histoire politique de la Syrie. Et non pas pour jouer un sinistre jeu politique aux dépens du pays, de sa stabilité, de son peuple et de son histoire. …