Albert Arnold Gore Jr a été le 45e vice-président des États-Unis pendant huit ans, tout au long des deux mandats de Bill Clinton (1993-2001). En 2000, il a été battu à l'élection présidentielle par George W. Bush avec un écart incroyablement faible, après cinq semaines de recomptage des voix en Floride. Au cours des années suivantes, Gore est devenu l'un des plus célèbres défenseurs de l'environnement. Il a persuadé des millions d'Américains de la réalité du changement climatique - et cela, malgré les efforts des conservateurs qui continuent d'affirmer que le « réchauffement climatique » n'est rien d'autre que la dénomination que les libéraux donnent à un cycle naturel normal. Une conférence filmée de Gore sur le climat, distribuée sous le titre « Une vérité qui dérange », a remporté l'Oscar du meilleur documentaire en 2007. Plus prestigieux encore : en 2007, l'ex-vice-président américain a reçu le prix Nobel de la paix, conjointement avec le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (une instance des Nations unies). Seuls deux changements majeurs dans la vie d'Al Gore ont échappé à l'attention du grand public. Au niveau personnel, d'abord : le prix Nobel et sa populaire épouse Tipper, confrontés à des emplois du temps très différents et à d'innombrables déplacements séparés, ont annoncé en 2010 la fin de leur mariage. Le second changement est d'ordre professionnel : Gore a consacré énormément d'efforts à sa nouvelle carrière, celle d'un investisseur très actif. Même s'il est le fils d'un sénateur aisé du Tennessee, les déclarations de patrimoine qu'il a fournies à l'époque où il occupait le poste de vice-président montraient que ses biens s'élevaient au total à moins de 2 millions de dollars. Aujourd'hui, sa fortune est estimée à près de... 300 millions de dollars. Cette somme inclut les quelque 100 millions de dollars que lui a rapportés la vente de Current TV - une chaîne de télévision d'obédience libérale dont il avait été l'un des co-fondateurs - à Al-Jazeera. Gore savait parfaitement que la cession d'un média américain aux Qataris susciterait la controverse ; mais il rétorque aux sceptiques qu'Al-Jazeera America (le nom que va prendre l'ancienne Current TV) produira des programmes d'information de grande qualité sur de nombreux sujets que les autres chaînes négligent - y compris, espère-t-il, les immenses dangers que recèle le réchauffement climatique. Tout récemment, M. Gore a publié, chez l'éditeur Random House, un livre d'une grande ambition : The Future : Six Drivers of Global Change. Au coeur de son analyse, il y a l'idée que l'Amérique doit absolument mettre fin « à la dégradation et au déclin » qui frappent le pays. Ce qui ne l'empêche pas d'identifier les six grands « vecteurs du changement global » qui conduisent à remettre en cause l'importance des frontières dans le monde d'aujourd'hui. La première de ces six grandes tendances, explique M. Gore, est ce qu'il appelle « Earth, Inc. », ou « l'entreprise Terre », qu'il présente comme une économie mondialisée où la technologie est en passe de supplanter la main-d'oeuvre humaine. Si, par le passé, le progrès technologique était synonyme de création d'emplois, M. Gore redoute que la mécanisation moderne n'engendre au contraire que du chômage pour les hommes... Le deuxième chapitre, « Une conscience mondiale », met en évidence les aspects tant positifs que négatifs de l'interconnexion qui caractérise notre époque. Aujourd'hui, constate Gore, « les pensées et les sentiments » de milliards de personnes sont instantanément reliés. Les grandes compagnies internationales connaîtront le succès si elles parviennent à exploiter toutes les informations qui leur permettront de vendre leurs produits et leurs services. Il reste que ce phénomène est, lui aussi, porteur d'un danger : il ne serait pas sain que les gouvernements recueillent trop d'informations personnelles sur leurs citoyens. Troisième vecteur : « Les mutations de la puissance ». « L'équilibre politique du monde », explique l'auteur, connaît actuellement un changement aussi profond que celui induit il y a cinq cents ans par l'ouverture des voies maritimes reliant l'Europe à l'Amérique et à l'Asie. De multiples centres d'influence sont en train d'émerger. La puissance passe des États-nations aux acteurs privés et des systèmes politiques aux marchés. Le vecteur suivant est ce qu'il appelle la « Surcroissance ». M. Gore s'en prend ici au désir perpétuel de « croissance » que partagent les grandes entreprises et les économies nationales. Dans cette course effrénée, déplore-t-il, personne ne mesure le coût terrible que représente l'appauvrissement des ressources de la planète et, notamment, de l'eau douce. Le cinquième chapitre, provocateur, s'intitule « La réinvention de la vie et de la mort ». Gore y appelle l'humanité à une profonde réflexion et à des décisions responsables en cette époque où les scientifiques ont la capacité de créer ou d'altérer toute forme de vie ou presque. Le clonage et la fabrication de membres humains « de remplacement » peuvent être des avancées merveilleuses, mais nous devons prendre garde aux conséquences imprévues que risque de provoquer le bouleversement de l'ordre naturel. Le dernier chapitre, « Au bord du précipice », n'analyse pas une nouvelle tendance, mais réitère un avertissement que Gore a déjà martelé à moult reprises par le passé : les effets de la destruction de la couche d'ozone et de la combustion des hydrocarbures sont devenus une réalité douloureuse. Les catastrophes naturelles comme les tornades et les ouragans qui frappent régulièrement les États-Unis résultent directement de la « crise climatique », affirme-t-il. La planète se trouve au bord d'un précipice effrayant. Il est impératif de s'en éloigner. À 65 ans, Al Gore est en train de refaçonner son image. Il ne veut plus être considéré comme un politicien frustré par une aléatoire péripétie électorale, mais comme un homme d'argent et, surtout, comme un penseur de notre temps. Dans cet entretien exclusif accordé à Politique Internationale, il s'exprime sur les dangers qui nous menacent tous... et sur les moyens d'y remédier.
D. R.
Dan Raviv - M. Gore, votre dernier livre traite d'un vaste sujet : le futur, rien de moins ! Comment avez-vous réussi à maîtriser une question aussi colossale en quelques centaines de pages ?
Al Gore - Eh bien, je peux vous dire que ce travail ne s'est pas fait en un jour ! Tout a commencé il y a huit ans, quand j'ai pris la décision de compiler des faits et des études diverses sur ce sujet monumental. Et au cours de ces deux dernières années, j'ai dirigé des recherches dont le volume total s'élève à quelque 15 000 pages. Ensuite, il ne restait plus qu'à faire le tri... Écrire ce livre m'a passionné. Il vise à mettre en évidence les principaux défis qui pèsent sur notre avenir, à déterminer les grandes questions auxquelles nous devrons répondre et à indiquer les choses essentielles que nous devrons faire au niveau mondial. Après toutes les recherches que j'ai effectuées pour les besoins de cet ouvrage, j'estime plus que jamais que nous autres, Américains, avons une responsabilité spéciale dans l'accomplissement de cette mission. Et cela, dans l'intérêt de toute la planète. Les États-Unis sont le seul pays capable d'offrir un tel leadership. Je sais qu'une telle déclaration peut sembler orgueilleuse. Qu'y puis-je ? La vérité, c'est qu'il n'y a pas d'option alternative. Les États-Unis ont beaucoup de travail devant eux.
D. R. - Ce que vous venez de dire me surprend. En effet, l'un des « six vecteurs du changement » que vous décrivez dans votre ouvrage est le fait que l'influence et la prise d'initiative en matière internationale, qui étaient autrefois l'apanage des pays riches, sont en passe de devenir l'affaire des puissances émergentes. En d'autres mots, les États-Unis, comme vous le reconnaissez, ne sont plus la seule superpuissance mondiale. Dès lors, pourquoi devraient-ils endosser une « responsabilité spéciale » vis-à-vis du reste de la planète ?
A. G. - Regardez autour de vous. Demandez de par le monde quelle autre nation pourrait assurer le leadership de la communauté internationale. Vous vous rendrez vite compte que les États-Unis sont l'unique candidat possible. Bien sûr, l'Union européenne repose sur des valeurs qui sont respectées universellement, mais les Européens ne parviennent pas à parler d'une seule voix. Ils ne disposent pas d'un réel pouvoir exécutif, d'un président dont l'autorité serait comparable à celle du chef d'un État souverain. Il est vrai, par ailleurs, que la Chine va bientôt nous dépasser et devenir la première économie du monde. Il est vrai, aussi, que la puissance est globalement en train de glisser de l'Occident vers l'Orient. Mais Pékin ne possède pas l'autorité morale qui lui permettrait de prendre la tête de la communauté internationale. Vous le voyez : le fait que la puissance soit désormais dispersée à travers le globe ne réduit pas la nécessité de voir un pays assumer le leadership. Les États-Unis ont déjà tenu ce rôle par le passé. Ils peuvent le reprendre à leur compte.
D. R. - Dans quelle mesure …
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