Contrairement à ses homologues arabes adeptes de l'ombre et du secret, le lieutenant-général Dahi Khalfan Tamim, qui commande, depuis plus de trois décennies, la police de Dubaï, est un personnage très médiatique. En janvier 2010, il accède à la notoriété en humiliant les services de renseignement israéliens : il venait de dévoiler publiquement les noms et les visages des agents du Mossad qui avaient assassiné dans un hôtel de Dubaï l'un des chefs militaires du Hamas. Mais c'est avec le début du printemps arabe qu'il s'impose, recourant aux mêmes armes que les jeunes révolutionnaires. Fort des 450 000 abonnés qui le suivent sur Twitter, il commente chaque jour l'actualité de la région au risque parfois d'outrepasser ses prérogatives et de causer des incidents diplomatiques entre son pays, les Émirats arabes unis (EAU), et le monde extérieur.
Le « premier flic » de Dubaï est, en effet, un grand communicant qui reçoit fièrement dans son quartier général de verre et d'acier où la technologie la plus high-tech est mise au service d'une surveillance policière sans faille de cet ancien village de pêcheurs de perles devenu métropole mondiale en moins de trente ans.
Lieu de toutes les démesures et de tous les fantasmes (urbanistiques, architecturaux, touristiques, consuméristes...), le petit émirat de Dubaï entend désormais oublier la crise immobilière et financière mondiale de 2008 qui a failli le désertifier à nouveau. D'ailleurs, pour renouer avec cette légende de prospérité et de luxe, Dahi Khalfan Tamim ne lésine pas sur les moyens : il a récemment équipé les patrouilles de police de Dubaï avec des voitures de sport (Ferrari, Lamborghini) !
Dubaï ne doit son sauvetage économique qu'à la solidarité fédérale qui prévaut depuis la création, en 1971, des Émirats arabes unis entre les sept minuscules émirats de la rive arabe du Golfe. Affranchis du protectorat britannique auquel ils étaient soumis depuis le milieu du XIXe siècle, les émirs de cette « Côte des Pirates » sur la route des Indes avaient alors mis de côté leurs querelles marchandes, tribales et dynastiques pour former un État moderne et initier un développement économique spectaculaire grâce au pétrole. Aussi, c'est l'émirat voisin d'Abou Dhabi, plus grand, plus riche et surtout siège du pouvoir politique, qui a puisé dans ses immenses réserves financières pour rembourser ou rééchelonner la montagne de dettes accumulées par Dubaï dans sa course effrénée pour s'imposer comme le premier centre du commerce, des finances et des loisirs dans le Golfe. Depuis, la croissance semble reprendre son souffle, notamment grâce à l'afflux de capitaux et d'investisseurs venus des pays voisins, y compris de l'Iran, pour fuir les turbulences politiques occasionnées par le printemps arabe.
Dans cet environnement régional incertain, les Émirats arabes unis, Dubaï en tête, apparaissent comme un refuge sinon un contre-modèle. Une oasis ultra-libérale sans impôts, sans syndicats, sans partis politiques et surtout sans utopie religieuse qui viendrait contrarier l'acculturation à la globalisation consumériste. Le gouvernement s'y confond avec une grande entreprise privée et la population avec une mosaïque extrêmement hiérarchisée de travailleurs étrangers venus d'Occident, du sous-continent indien, du Sud-Est asiatique, des pays arabes et d'Iran. Sans droits sur un territoire où les « nationaux » forment une oligarchie d'un peu plus de 10 % des habitants. Mais Dahi Khalfan Tamim a raison : le « stade Dubaï du capitalisme » (1) fait toujours rêver. Un sondage récent conduit auprès d'un échantillon de jeunes (18-24 ans) des quinze pays de la région Moyen-Orient/Afrique du Nord révèle que 31 % des sondés aimeraient que leur pays ressemble aux EAU (2). Fort de cette puissance d'attraction, le lieutenant-général de police n'a de cesse de souligner que les libertés, elles, n'apportent que le chaos et la division. Il est, à cet égard, aux avant-postes du dispositif déployé par les monarchies conservatrices du Golfe pour contrer les révolutions arabes et immuniser leurs sociétés contre toute contagion. Début 2011, la police émiratie arrête plusieurs signataires d'une pétition appelant les dynasties régnantes à instaurer un véritable Parlement élu en lieu et place du Conseil fédéral national aux pouvoirs extrêmement limités et dont les membres sont, pour moitié, nommés par l'exécutif. La sphère numérique, en particulier les réseaux sociaux qui faisaient figure de seul espace de contestation envisageable, est aujourd'hui fortement muselée. Quant aux velléités des salariés immigrés d'améliorer leurs conditions de travail, elles se terminent souvent par une expulsion ou une menace d'expulsion.
Pour le lieutenant-général Dahi Khalfan Tamim, dont la loyauté envers le souverain de Dubaï, cheikh Mohamad Ben Rashed Al-Maktoum, est indéfectible, l'ennemie est l'idéologie des Frères musulmans et non pas le nucléaire iranien. Depuis l'accession au pouvoir des Frères en Tunisie et en Égypte, il multiplie à l'encontre des dirigeants issus de cette confrérie les attaques les plus virulentes et les accusations de totalitarisme. Ces derniers sont à ses yeux responsables du chaos régional. Convaincu que c'est l'économie qui décide de tout, il reste néanmoins confiant dans l'avenir et dans la capacité des monarchies du Golfe à endiguer ce danger idéologique à coups de pétrodollars.
L. A.-R.
Loulouwa Al-Rachid - Le « printemps arabe » a démarré il y a deux ans. Aviez-vous anticipé ce phénomène ?
Dahi Khalfan Tamim - Deux ans avant ce que l'on a appelé les « révolutions arabes », un think tank émirati, le Al-Khaleej Study Centre, à Sharjah, m'a donné carte blanche pour prononcer une conférence sur le sujet de mon choix. J'ai intitulé ma présentation : « Les défis à la sécurité intérieure arabe. » J'y dressais une liste de 21 défis sécuritaires - liste établie essentiellement sur la base d'une analyse des indicateurs de développement dans les pays du Moyen-Orient. Depuis les indépendances, ces indicateurs n'avaient cessé de régresser : les populations arabes, surtout les jeunes, étaient durement frappées par la pauvreté et le chômage ; et l'accès aux soins médicaux et à l'éducation avait reculé dans de nombreux pays de la zone. En tant qu'officier de sécurité je sais que ce type de difficultés socio-économiques peut provoquer une explosion de mécontentement. Dans ma présentation, j'avais mis en garde contre une réaction brutale des sociétés arabes, sans pour autant pointer du doigt un pays particulier. Il s'agissait plutôt d'un avertissement général contre la détérioration des conditions de vie et les erreurs de planification et de développement commises par les autorités de nombreux États.
L. A.-R. - Quel jugement portez-vous sur ce bouleversement politique ? Le trouvez-vous positif pour le monde arabe ?
D. K. T. - À vrai dire, je crains que ces révolutions ne finissent comme celles qui les ont précédées, dans les années 1950. Ces mouvements d'émancipation avaient suscité d'immenses espoirs, mais ils ont abouti à un échec flagrant en matière de développement économique et de démocratisation de la vie politique. Aujourd'hui, il est légitime que les peuples aspirent au changement ; ce qui m'inquiète, c'est le visage que ce changement revêt. En Égypte, les États-Unis ont accepté que les Frères musulmans s'emparent des rênes du pouvoir, mais à une condition : qu'ils garantissent la sécurité d'Israël. C'est une exigence fondamentale de Washington. Cette transaction s'est d'ores et déjà concrétisée avec l'arrêt des tirs de roquettes depuis la bande de Gaza sur le territoire israélien. Yasser Arafat n'avait pas réussi à y mettre fin, pas plus que Mahmoud Abbas. L'ancien président égyptien Hosni Moubarak et feu son chef du renseignement, le général Omar Souleiman, avaient failli réussir dans cette mission. Désormais, c'est au Guide suprême des Frères musulmans égyptiens qu'il faut s'adresser. Lui seul a pu faire cesser les tirs en ordonnant au Hamas d'arrêter ces actions complètement absurdes d'un point de vue purement militaire. Le Hamas a immédiatement obéi (3).
L. A.-R. - Vous semblez n'éprouver aucune sympathie envers les Frères musulmans. Pourtant, par le passé, les Émirats arabes unis ont accueilli de nombreux cadres de la confrérie persécutés dans leur pays d'origine et leur ont même offert des postes importants dans les administrations publiques, en particulier dans les secteurs de l'éducation et de la culture. Pourquoi les diaboliser maintenant qu'ils sont parvenus au pouvoir de …
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