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GEORGIE : LA FIN D'UNE EPOQUE ?

Le 1er octobre 2012, les Géorgiens confiaient le Parlement à l'opposition emmenée par le milliardaire Bidzina Ivanichvili, sonnant le glas de la très pro-occidentale « Révolution des roses ». Est-ce à dire que Tbilissi est en passe de revenir dans la sphère d'influence russe ? La nouvelle majorité le nie avec énergie. Ce qui est sûr, c'est qu'avec la victoire aux législatives de la coalition « Le rêve géorgien » (1) la Géorgie veut entrer dans une phase de « normalisation » de ses relations avec le Kremlin. La réconciliation ne sera pas aisée : tout au long de la présidence Saakachvili, entamée en 2004, la tension n'a cessé de monter entre Moscou et Tbilissi. Le Kremlin n'a jamais accepté le cours résolument pro-occidental de la politique du jeune président, lequel a parfois abusé d'une rhétorique provocatrice à l'égard de Moscou. Cette tension a culminé en août 2008, lors de la « guerre des cinq jours » qui a opposé les deux pays. À l'issue du conflit, la Russie a officiellement reconnu l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, deux républiques sécessionnistes géorgiennes. Une décision qui s'explique, entre autres, par le désir de revanche russe après la reconnaissance du Kosovo par une partie de la communauté internationale, six mois plus tôt. Depuis, la situation paraît gelée. Si les armes se sont tues, le président Saakachvili est demeuré un adversaire déterminé du duo Poutine-Medvedev. L'arrivée au poste de premier ministre de son opposant Bidzina Ivanichvili constitue donc un événement majeur pour la situation géopolitique du Caucase. Faut-il, pour autant, considérer l'oligarque comme l'« homme de Moscou » à Tbilissi ? Il est vrai qu'il a fait fortune en Russie et qu'il a plus d'une fois déclaré que la Géorgie ne doit plus être une pomme de discorde entre la Russie et l'Ouest. Mais cette prise de position ne l'empêche pas d'affirmer, dans le même temps, qu'il souhaite oeuvrer à l'adhésion de son pays à l'Otan et à l'UE - un double objectif que Mikheïl Saakachvili n'a cessé de poursuivre depuis son accession à la présidence... Le Kremlin, hostile à l'expansion des structures euro-atlantiques dans son pré carré, a déjà laissé entendre qu'il n'y aura aucune « normalisation » aussi longtemps que sa petite voisine continuera de frapper à la porte de l'Otan. Dans les chancelleries occidentales, on estime généralement qu'Ivanichvili joue une partition attentiste : il aspire à la fois à apaiser les rapports avec Moscou et à ne pas se couper des Européens et des Américains. Une attitude prudente qui ne déplaît pas toujours aux grandes puissances en ces temps incertains... Pendant toute la présidence Saakachvili, bon nombre d'observateurs occidentaux ont voulu voir dans la Géorgie un exemple de développement libéral sur les marches de la Russie. Outre la contribution au « containment » de Moscou et l'ouverture d'un couloir permettant d'évacuer vers l'Europe les hydrocarbures de la Caspienne (2), cette présidence devait également illustrer dans la région les bienfaits du modèle démocratique et libéral. Or la réalité de la gouvernance de Saakachvili a été bien éloignée de la « success story » tant vantée à l'occasion d'innombrables événements de communication. Il n'empêche que le vainqueur de la « Révolution des roses » s'est efforcé, depuis près d'une décennie, d'incarner le contraire de l'autoritarisme de Vladimir Poutine. Ivanichvili serait-il un « pro-russe » avançant masqué ? C'est ce dont l'a accusé le camp Saakachvili, dès l'annonce surprise de son entrée en politique, le 7 octobre 2011. La campagne électorale du camp présidentiel s'est trop souvent réduite à dénoncer le « danger russe » quand Ivanichvili, lui - certes, de façon vague -, parlait emploi, social, santé. L'équipe de Mikheïl Saakachvili s'est laissé emporter par son combat contre la Russie poutinienne... oubliant que les sondages indiquaient que la préoccupation numéro 1 des Géorgiens était l'emploi. Et de loin (3). Officiellement, le taux de chômage est de 15 %. Mais des enquêtes montrent que pas moins des deux tiers des Géorgiens se considèrent comme « sans emploi ». Ce qui est connu de la biographie de M. Ivanichvili indique qu'il serait moins « pro-russe » (notion assez floue, d'ailleurs) qu'un homme qui pense russe, qui a intériorisé le mode de vie et la vision politique russes. Même des membres de l'équipe de M. Saakachvili l'admettent, sans exclure toutefois qu'il puisse être « tenu » par Moscou - via son porte-monnaie par exemple, l'argent des oligarques n'étant jamais totalement le leur (notamment du fait de la façon dont il a pu être gagné). Le milliardaire est né en 1956 dans le village de Chorvila (nord de la Géorgie). Issu d'une famille modeste, il effectue de bonnes études à Tbilissi puis à Moscou où il obtient un doctorat en économie. En pleine perestroïka, il se lance dans les affaires et se met à importer des ordinateurs. Il engrange un peu plus de 100 000 dollars : cette somme relativement modeste lui suffit pour ouvrir une banque, Rossisky Kredit, qui connaîtra un développement rapide et deviendra le coeur de son empire. Prudent dans la Russie chaotique des années 1990, Ivanichvili évite de marcher sur les plates-bandes des gros poissons et ne s'aventure guère dans les secteurs les plus juteux comme les hydrocarbures. Il jette son dévolu sur les complexes d'extraction et de traitement de minerais qu'il achète à bas coût et revend à prix d'or. En 1996, il rend un grand service au Kremlin en finançant la campagne présidentielle du général Lebed - un nouveau venu en politique dont la candidature a été imaginée par l'oligarchie pour capter les voix nationalistes et communistes et faire ainsi réélire Boris Eltsine, au plus bas dans les sondages quelques mois avant le scrutin. Comme le dira plus tard l'éminence grise du Kremlin de l'époque, Boris Berezovski, Ivanichvili joue toujours « selon les règles fixées par le gouvernement russe » (4). Sa victoire aux législatives géorgiennes d'octobre 2012 constitue en tout cas un beau cadeau pour Vladimir Poutine qui ne cache pas son désir de « faire pendre Saakachvili par les couilles » (5). Dès le 2 octobre dernier, Bidzina Ivanichvili n'a eu de cesse de tenter de saper les bases du parti présidentiel afin, comme l'a dit par exemple sa ministre de la Justice Téa Tsouloukiani, de faire en sorte que « le Mouvement national uni n'ait pas de futur en tant que parti de pouvoir ». Il est vrai que la « Révolution des roses » a souvent été animée par le combat contre Moscou plus que par une authentique aspiration démocratique et libérale. Huit ans durant, la révolution a été le prétexte à certaines violations des droits de l'homme (6), à la mise sous contrôle des médias, à des pressions sur les entrepreneurs visant à les forcer à financer quantité de projets (7)... Mais il est vrai, aussi, que la présidence Saakachvili a donné lieu à des réformes remarquables : éradication de la corruption du quotidien des Géorgiens, réforme de la police, réduction au minimum de la bureaucratie, etc. Le nouveau premier ministre aurait pu souligner ces aspects positifs et - tout en punissant certains actes répréhensibles de l'équipe précédente - en profiter pour établir une vraie démocratie bipartisane. Jusqu'à octobre 2012, en effet, le MNU a dominé quasiment seul la scène politique géorgienne, l'opposition n'étant unie que lorsqu'il s'agissait de demander la démission de Saakachvili. Pour le reste, elle était éclatée, tant idéologiquement qu'à cause de diverses querelles de personnes. Aujourd'hui, il semble que deux sensibilités politiques se soient dégagées, l'une étant partisane d'une opposition ferme à la Russie tandis que l'autre recherche le compromis. En outre, l'opposition défend une vision de l'économie moins ultra-libérale que celle du parti présidentiel. Ces désaccords auraient pu constituer l'ébauche d'une véritable offre politique pour les 4,5 millions de citoyens géorgiens. Il n'en sera probablement rien, M. Ivanichvili ayant manifestement décidé de « tuer » politiquement M. Saakachvili et son parti. En octobre prochain, la Géorgie élira son président, aux compétences amoindries depuis les amendements constitutionnels de mars 2013 (8). Le rêve de M. Ivanichvili, comme il nous le confie dans cet entretien exclusif, est de quitter la politique « quand il n'y aura plus d'opposition extérieure à [notre] coalition ». C'est ainsi qu'il voit l'avenir de la démocratie géorgienne... à moins qu'il ne s'agisse, au fond, que d'amadouer l'ours russe. Quoi qu'il en soit, la stratégie semble conduire diverses forces, en Russie comme à l'intérieur du pays, à oeuvrer à créer enfin une Géorgie pro-russe, ou du moins résolument anti-Otan (9). Si ce n'est pas ce que souhaite M. Ivanichvili, qui dit qu'il ne sera pas débordé par ces forces-là ? R. G. Régis Genté - Vous avez longtemps été l'un des milliardaires les plus secrets de Russie. En octobre 2011, quand vous vous êtes lancé en politique en Géorgie, vous n'aviez donné qu'une seule interview de votre vie, six ans plus tôt. Ce que l'on sait surtout de vous, c'est que vous avez fait fortune en Russie, pays dont vous avez été citoyen jusqu'en 2011. Compte tenu de votre expérience des Russes, comment entendez-vous « normaliser » les relations entre Tbilissi et Moscou ? Bidzina Ivanichvili - Ma réponse va peut-être vous surprendre. Je suis connu en Russie comme un homme honnête qui n'a qu'une seule parole. Je n'ai jamais violé la loi et jamais violé un contrat. Même quand je n'ai promis certaines choses que verbalement, j'ai toujours tenu mes engagements. D'ailleurs, il m'est arrivé de ne pas signer de contrat en Russie parce que mes interlocuteurs considéraient que ma parole était suffisante. Cette réputation que je me suis forgée me sera d'une grande aide pour normaliser les relations entre la Géorgie et la Russie. Les Russes savent qui je suis, ils savent qu'on peut me faire confiance. En politique, c'est primordial ! Bien sûr, être honnête ne suffit pas pour réussir. Mais c'est une condition fondamentale. R. G. - Vous avez dit que la Géorgie ne doit pas avoir l'ambition d'être un « acteur régional ». N'est-ce pas une sorte de renoncement dans le face à face entre Tbilissi et Moscou ? B. I. - Mikheïl Saakachvili a voulu faire de notre pays un « acteur régional ». Mais ce n'est tout simplement pas possible ! La Géorgie est trop petite pour caresser une telle ambition. Avec notre minuscule économie, nous ne pouvons pas prétendre jouer dans la « cour des grands ». La Géorgie doit bien être consciente de ce qu'est sa place. Le président Saakachvili n'a jamais respecté ce principe fondamental. L'attitude prétentieuse du précédent gouvernement nous a conduits à la situation que nous constatons aujourd'hui, notamment dans nos relations avec la Russie (10). Saakachvili ne savait pas quelle était sa place. R. G. - Vous prônez donc une sorte de profil bas. Estimez-vous que la Géorgie doit savoir remettre sa fierté dans sa poche lorsque Moscou la traite avec un mépris manifeste (11) ? B. I. - Nous savons depuis le début que les choses ne changeront pas en un instant. Moscou a fait plusieurs déclarations très dures depuis notre arrivée au pouvoir mais nous n'avons jamais jugé utile de répondre. Nous avons choisi de faire preuve de patience, de mettre en évidence les aspects positifs de notre action. Et nous en avons déjà recueilli les fruits : nos vins sont sur le point de se voir rouvrir le marché russe - un marché dont ils étaient bannis depuis 2006. C'est excellent pour notre économie. R. G. - À ce sujet, le directeur de l'autorité sanitaire russe, Guennadi Onichtchenko, qui est l'un des contempteurs les plus acharnés de la Géorgie à Moscou, a récemment déclaré que les …