Entretien avec Al Gore, ancien vice-président des États-Unis (1993-2001), prix Nobel de la paix 2007, par Dan Raviv, correspondant de la radio CBS à Washington, ancien correspondant à Londres et au Moyen-Orient.
Dan Raviv - M. Gore, votre dernier livre traite d'un vaste sujet : le futur, rien de moins ! Comment avez-vous réussi à maîtriser une question aussi colossale en quelques centaines de pages ?
Al Gore - Eh bien, je peux vous dire que ce travail ne s'est pas fait en un jour ! Tout a commencé il y a huit ans, quand j'ai pris la décision de compiler des faits et des études diverses sur ce sujet monumental. Et au cours de ces deux dernières années, j'ai dirigé des recherches dont le volume total s'élève à quelque 15 000 pages. Ensuite, il ne restait plus qu'à faire le tri... Écrire ce livre m'a passionné. Il vise à mettre en évidence les principaux défis qui pèsent sur notre avenir, à déterminer les grandes questions auxquelles nous devrons répondre et à indiquer les choses essentielles que nous devrons faire au niveau mondial. Après toutes les recherches que j'ai effectuées pour les besoins de cet ouvrage, j'estime plus que jamais que nous autres, Américains, avons une responsabilité spéciale dans l'accomplissement de cette mission. Et cela, dans l'intérêt de toute la planète. Les États-Unis sont le seul pays capable d'offrir un tel leadership. Je sais qu'une telle déclaration peut sembler orgueilleuse. Qu'y puis-je ? La vérité, c'est qu'il n'y a pas d'option alternative. Les États-Unis ont beaucoup de travail devant eux.
D. R. - Ce que vous venez de dire me surprend. En effet, l'un des « six vecteurs du changement » que vous décrivez dans votre ouvrage est le fait que l'influence et la prise d'initiative en matière internationale, qui étaient autrefois l'apanage des pays riches, sont en passe de devenir l'affaire des puissances émergentes. En d'autres mots, les États-Unis, comme vous le reconnaissez, ne sont plus la seule superpuissance mondiale. Dès lors, pourquoi devraient-ils endosser une « responsabilité spéciale » vis-à-vis du reste de la planète ?
A. G. - Regardez autour de vous. Demandez de par le monde quelle autre nation pourrait assurer le leadership de la communauté internationale. Vous vous rendrez vite compte que les États-Unis sont l'unique candidat possible. Bien sûr, l'Union européenne repose sur des valeurs qui sont respectées universellement, mais les Européens ne parviennent pas à parler d'une seule voix. Ils ne disposent pas d'un réel pouvoir exécutif, d'un président dont l'autorité serait comparable à celle du chef d'un État souverain. Il est vrai, par ailleurs, que la Chine va bientôt nous dépasser et devenir la première économie du monde. Il est vrai, aussi, que la puissance est globalement en train de glisser de l'Occident vers l'Orient. Mais Pékin ne possède pas l'autorité morale qui lui permettrait de prendre la tête de la communauté internationale. Vous le voyez : le fait que la puissance soit désormais dispersée à travers le globe ne réduit pas la nécessité de voir un pays assumer le leadership. Les États-Unis ont déjà tenu ce rôle par le passé. Ils peuvent le reprendre à leur compte.
D. R. - Dans quelle mesure Le Futur constitue-t-il une suite de Une vérité qui dérange - votre livre précédent, qui est un ouvrage très important même si son titre évoque avant tout, pour le grand public, le documentaire oscarisé qui en a été tiré ? À l'époque, vous étiez perçu comme le gourou du changement climatique, comme l'homme qui sonnait le tocsin pour avertir la planète de ce danger majeur. La lutte contre le changement climatique continue-t-elle d'occuper vos pensées ?
A. G. - Bien sûr. La crise climatique est le défi le plus sérieux que nous devons relever. Elle constitue l'un des six vecteurs du changement global. D'ailleurs, c'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai écrit mon dernier livre : je voulais parler de la crise climatique dans le contexte général des bouleversements auxquels nous sommes actuellement confrontés. Jamais l'humanité n'a connu une période où tant de bouleversements étaient à l'oeuvre simultanément. Mais arrêtons-nous un instant sur la crise climatique en elle-même. 85 % de l'approvisionnement énergétique de l'économie mondiale - on pourrait aussi dire de l'« entreprise Terre » - dépendent aujourd'hui des hydrocarbures. Or, quand vous brûlez des combustibles fossiles, vous polluez et vous réchauffez l'atmosphère. Chaque jour, nous envoyons 90 millions de tonnes de pollution dans cette atmosphère que nous considérons comme une gigantesque décharge. Ce phénomène obéit aux lois de la physique : la chaleur s'accumule, ce qui, par un mécanisme d'enchaînement, conduit à des bouleversements destructeurs. L'année dernière, notre pays a connu une sécheresse qui a couvert 60 % du territoire national. 2012 a été l'année la plus chaude de toute l'histoire de l'Amérique. En octobre, nous avons été frappés par l'ouragan Sandy. À cette occasion, ceux qui s'étaient moqués de mon film quelques années plus tôt parce que nous y montrions le mémorial du World Trade Center, à New York, atteint par les flots surgis de l'océan, ont été aussi stupéfaits que moi en constatant que cette catastrophe s'est produite avec autant d'avance sur les dates que nous avions annoncées... L'ouest des États-Unis a été le théâtre d'incendies gigantesques. Les désastres engendrés par le changement climatique ont provoqué pour 110 milliards de dollars de dégâts. Il est vraiment temps de cesser d'utiliser l'atmosphère comme un égout ! Mais si vous voulez avoir une idée de tout le travail qu'il nous reste à faire pour persuader les gens de l'urgence de la menace, je vous invite à vous rappeler que tous les événements dont je viens de parler se sont produits au beau milieu de la campagne présidentielle marquée par le plus grand nombre de débats télévisés de l'Histoire. Et lors de tous ces débats, aucune question n'a été posée aux candidats sur la crise climatique. C'est lamentable. Au lieu de nous préoccuper de ce défi vital, nous allons de « falaise fiscale » (1) en falaise fiscale, d'une crise à l'autre. Notre système politique est largement paralysé. Quant aux médias d'information, ils ne font plus la différence entre information et divertissement. Heureusement, il y a Internet qui permet …
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