Entretien avec
Bidzina Ivanichvili, Premier ministre de Géorgie depuis octobre 2012.
par
Régis Genté, Journaliste indépendant, spécialiste de l’ex-URSS. Auteur, entre autres publications, de : Poutine et le Caucase, Buchet Chastel, 2014 ; Futbol, le ballon rond de Staline à Poutine, Allary Éditions, 2018.
n° 140 - Été 2013
Régis Genté - Vous avez longtemps été l'un des milliardaires les plus secrets de Russie. En octobre 2011, quand vous vous êtes lancé en politique en Géorgie, vous n'aviez donné qu'une seule interview de votre vie, six ans plus tôt. Ce que l'on sait surtout de vous, c'est que vous avez fait fortune en Russie, pays dont vous avez été citoyen jusqu'en 2011. Compte tenu de votre expérience des Russes, comment entendez-vous « normaliser » les relations entre Tbilissi et Moscou ? Bidzina Ivanichvili - Ma réponse va peut-être vous surprendre. Je suis connu en Russie comme un homme honnête qui n'a qu'une seule parole. Je n'ai jamais violé la loi et jamais violé un contrat. Même quand je n'ai promis certaines choses que verbalement, j'ai toujours tenu mes engagements. D'ailleurs, il m'est arrivé de ne pas signer de contrat en Russie parce que mes interlocuteurs considéraient que ma parole était suffisante. Cette réputation que je me suis forgée me sera d'une grande aide pour normaliser les relations entre la Géorgie et la Russie. Les Russes savent qui je suis, ils savent qu'on peut me faire confiance. En politique, c'est primordial ! Bien sûr, être honnête ne suffit pas pour réussir. Mais c'est une condition fondamentale. R. G. - Vous avez dit que la Géorgie ne doit pas avoir l'ambition d'être un « acteur régional ». N'est-ce pas une sorte de renoncement dans le face à face entre Tbilissi et Moscou ? B. I. - Mikheïl Saakachvili a voulu faire de notre pays un « acteur régional ». Mais ce n'est tout simplement pas possible ! La Géorgie est trop petite pour caresser une telle ambition. Avec notre minuscule économie, nous ne pouvons pas prétendre jouer dans la « cour des grands ». La Géorgie doit bien être consciente de ce qu'est sa place. Le président Saakachvili n'a jamais respecté ce principe fondamental. L'attitude prétentieuse du précédent gouvernement nous a conduits à la situation que nous constatons aujourd'hui, notamment dans nos relations avec la Russie (10). Saakachvili ne savait pas quelle était sa place. R. G. - Vous prônez donc une sorte de profil bas. Estimez-vous que la Géorgie doit savoir remettre sa fierté dans sa poche lorsque Moscou la traite avec un mépris manifeste (11) ? B. I. - Nous savons depuis le début que les choses ne changeront pas en un instant. Moscou a fait plusieurs déclarations très dures depuis notre arrivée au pouvoir mais nous n'avons jamais jugé utile de répondre. Nous avons choisi de faire preuve de patience, de mettre en évidence les aspects positifs de notre action. Et nous en avons déjà recueilli les fruits : nos vins sont sur le point de se voir rouvrir le marché russe - un marché dont ils étaient bannis depuis 2006. C'est excellent pour notre économie. R. G. - À ce sujet, le directeur de l'autorité sanitaire russe, Guennadi Onichtchenko, qui est l'un des contempteurs les plus acharnés de la Géorgie à Moscou, a récemment déclaré que les Géorgiens étaient « paresseux » et a qualifié votre pays de « natsionalno-territorialnoe obrazovanie », c'est-à-dire de « formation territoriale nationale » - une expression typiquement soviétique désignant une sorte de territoire administratif. Bref, à l'entendre, la Géorgie ne serait pas un État indépendant... De telles déclarations ne vous font-elles pas bondir ? B. I. - Nous sommes habitués ! Onichtchenko tient souvent ce genre de propos très vexants... mais j'ai expressément demandé à mes ministres de ne pas réagir. R. G. - M. Chevardnadzé, l'ancien président géorgien (1992-2003), a toujours pris soin de ne pas irriter la Russie. Cette ligne conciliante a échoué : il n'a rien obtenu de Moscou. Son successeur Mikheïl Saakachvili, lui, a fait le pari d'imposer sa politique au Kremlin. Et il y a eu la guerre de 2008... Pensez-vous vraiment que la Géorgie puisse s'entendre avec la Russie sans faire des concessions relevant de sa souveraineté ? B. I. - Je ne crois pas qu'il y ait un seul pays au monde qui soit complètement indépendant. Chaque État doit, au moins, tenir compte de ce que pensent les autres. Même la France, qui est un très grand pays, se plie à cette règle... Hélas, certains leaders politiques, une fois arrivés au pouvoir, perdent le sens commun. Ils ne se soucient plus de leur pays, uniquement de leur fauteuil ! Ils souhaitent tellement conserver ce fauteuil qu'ils en oublient les réalités. C'est la différence entre moi et celui qui est encore président de la Géorgie. Un grand leader sait se montrer raisonnable mais, je le répète, le pouvoir rend souvent fou. Soyez assuré que ce risque ne me guette pas : personnellement, je n'ai jamais aimé la politique. R. G. - Vous dites vouloir à la fois poursuivre le rapprochement de la Géorgie avec l'Otan et l'UE (12) et normaliser les relations avec Moscou. Est-ce possible ? Fin 2011, pour ne citer qu'un exemple, M. Medvedev - qui était encore le chef de l'État russe - a clairement expliqué que l'une des raisons de l'engagement de la Russie dans la guerre en 2008 était la volonté d'arrêter la progression de l'Otan dans la région. Vos deux priorités semblent foncièrement contradictoires... B. I. - Il y a beaucoup d'exemples de pays, comme la Slovaquie, la République tchèque, la Pologne, les pays baltes, qui ont connu de fortes tensions avec la Russie au sujet de l'Otan... et qui sont finalement entrés dans l'Otan et sont également parvenus à normaliser leurs relations avec Moscou. R. G. - Oui, mais M. Saakachvili estime que les seuls pays de l'ex-bloc socialiste qui sont parvenus à pacifier leurs relations avec Moscou sont ceux qui sont entrés d'abord dans l'Otan et l'UE. Et qu'aucun n'a réussi à intégrer ces structures en se mettant d'abord en bons termes avec le Kremlin. C'est le contraire de la politique que vous prônez... B. I. - Ne me parlez pas du gouvernement de M. Saakachvili ! Il a fait la guerre aux Russes... et il voulait …
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