Entretien avec Aleqa Hammond, Premier ministre du Groenland depuis avril 2013. par Alexis Rosenzweig, Journaliste. Correspondant de France 24 et de RFI à Prague
Alexis Rosenzweig - Quelle est la personnalité qui vous a le plus influencée dans votre vie et dans votre carrière politique ? Aleqa Hammond - Il y a une femme que j'ai toujours admirée : elle venait du village où j'ai grandi, sur l'île d'Uumannaq dans le nord du Groenland. Elle a été la première femme élue au premier Parlement groenlandais et était connue pour être « le seul vrai homme » de cette assemblée. Elle parlait au nom des gens comme nous, des familles de chasseurs et de pêcheurs originaires des régions isolées du Groenland. Elle s'appelait Elisabeth Johansen et était la mère de notre ancien premier ministre Lars-Emil Johansen. Elle était non seulement un exemple que je voulais suivre, mais aussi une amie proche de ma grand-mère et que je connaissais personnellement. A. R. - Quels sont vos premiers souvenirs d'enfance ? A. H. - Je suis l'aînée de la famille et, chez nous, tous les aînés sont censés être des garçons ! Ma mère a pleuré pendant deux jours tellement elle était déçue que je sois une fille ! J'ai deux frères. Mon prénom, Aleqa, signifie « la grande soeur des frères ». Je suis la seule à porter ce prénom qui est normalement un surnom au Groenland. À ma naissance, on m'avait donné un prénom danois et, à douze ans, j'ai demandé à ma mère de porter uniquement mon nom groenlandais. Elle était d'accord mais j'ai dû faire la demande seule : j'ai écrit une lettre à l'évêque du Groenland, que ma mère a signée. Le jour de mon treizième anniversaire j'ai reçu une réponse de l'évêque qui acceptait que mon seul prénom soit Aleqa à partir de cette date. Très tôt, j'ai pris conscience de mon identité inuit, de ma culture et de ma langue. Mes deux parents sont des Inuits. Ma mère est l'aînée d'une famille de onze enfants. Quand mon père est mort en tombant à travers la banquise alors qu'il chassait, elle s'est retrouvée veuve à l'âge de 27 ans avec trois enfants. Elle a toujours refusé toute aide sociale. Nous étions considérés comme pauvres. Mais ma mère disait : « Nous ne sommes pas pauvres, nous sommes forts. » J'ai retenu la leçon. Quand les gens me demandent où je trouve le courage et l'énergie de faire ce que je fais et qu'aucune femme groenlandaise n'a fait avant moi, je réponds que c'est une attitude naturelle, que je tiens certainement de ma mère. Ne pas se laisser marcher sur les pieds, ne pas avoir peur d'exprimer ses opinions : tels sont les principes qu'elle m'a inculqués. A. R. - Vous étiez destinée à épouser un chasseur mais vous avez finalement quitté votre lieu de naissance. Que s'est-il passé ? A. H. - Effectivement, j'ai été élevée pour devenir l'épouse d'un chasseur. Je sais comment travailler les peaux de phoque, de renne, d'ours polaire, etc. J'ai tout appris de ma grand-mère et de ma mère. Mais là d'où je viens personne n'épouse une femme qui parle autant que moi ! Autant vous dire que mes chances de trouver un mari étaient minces ! J'étais aussi très curieuse de découvrir le monde, d'apprendre d'autres langues. J'ai toujours été passionnée par la gastronomie. Mon besoin de voyager s'est fait sentir à un âge précoce. À 15 ans, j'ai parcouru la Sardaigne sac au dos et, par la suite, j'ai visité de nombreux autres pays. J'ai fait mes études au Canada et travaillé dans le tourisme avant de me lancer en politique. L'une des raisons pour lesquelles je me suis intéressée à la politique c'est que, compte tenu de la taille restreinte du Groenland, il est assez facile de suivre les débats. On mesure rapidement les effets des décisions qui sont prises. Souvent je m'indignais contre telle ou telle mesure. Un jour j'ai décidé d'agir au lieu de dépenser mon énergie à râler. En 2005, j'ai sauté le pas. À l'époque, j'étais une parfaite inconnue. Et aujourd'hui je suis premier ministre ! Mon parcours prouve que le Groenland a besoin de nouvelles personnalités fortes. Je me sens proche des populations des régions isolées qui ont eu la même enfance que moi ; je parle le même dialecte et je connais leur histoire. J'ai choisi de m'engager dans le parti Siumut (1), qui a gouverné ce pays pendant trois décennies mais qui a passé les quatre dernières années dans les rangs de l'opposition. A. R. - Que ressent la première femme élue à la tête du gouvernement groenlandais ? A. H. - Une grande satisfaction, évidemment. Mon élection signifie que le temps est venu, pour les femmes groenlandaises, d'assumer les plus hautes responsabilités - et cela, soixante-cinq ans après avoir obtenu le droit de vote. Soixante-cinq est un nombre porte-bonheur pour moi : je suis née en 1965 et au Groenland nous accordons une grande importance à l'année de naissance... Les Groenlandais considèrent désormais les femmes comme les égales des hommes, y compris dans le domaine politique. Les femmes sont nombreuses à s'engager au niveau communal ou national. Mais c'est la première fois qu'une femme dirige le gouvernement. Je le ressens comme un honneur mais, en même temps, cela me paraît normal. Ici, les femmes sont fortes. À tel point que, parfois, je m'inquiète pour nos hommes ! Leur niveau d'études est inférieur à celui des femmes. Quant au taux d'alcoolisme et de suicides, il atteint chez eux des sommets alarmants. Il faut mettre en oeuvre des politiques sociales visant à résoudre ces problèmes. A. R. - En quoi la politique menée par votre gouvernement sera-t-elle différente de celle du gouvernement précédent ? A. H. - Dans les prochaines années, le Groenland va faire face aux nouveaux défis des industries minières et pétrolières. Il est très important que la population soit associée, en toute transparence, aux décisions qui seront prises pour réguler ces activités. Les dirigeants de ces firmes étrangères ainsi que les responsables politiques de leurs pays respectifs auront comme interlocutrice au Groenland une personne …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :