Entretien avec Stanley McChrystal, général en chef des armées, commandant du Joint Special Operations Command en Irak de 2003 à 2008, commandant de l'ISAF et des forces américaines en Afghanistan de 2009 à 2010, par Brigitte Adès, chef du bureau britannique de Politique Internationale.
Brigitte Adès - Général, en tant que commandant des forces spéciales en Irak entre 2003 et 2008, vous êtes considéré par Foreign Affairs comme le principal artisan du « développement d'une nouvelle machine de guerre d'une précision inégalée dans l'histoire moderne qui a permis d'assurer la victoire contre le terrorisme ». Pouvez-vous nous dire comment est née cette nouvelle machine de guerre ?
Stanley McChrystal - Après mars 2003, dans le contexte de la guerre en Irak, la zone d'influence d'Al Qaida s'est considérablement étendue. Nous nous sommes tout à coup trouvés face à un réseau ennemi contre lequel nous ne pouvions plus nous contenter de réagir. Il fallait que nous le démantelions. En moins de deux ans, nous avons réussi à monter notre propre réseau. Un réseau dont les agents étaient remarquablement répartis (1). Nous avons aussi raccourci et décentralisé considérablement les modes de décision ; et nous avons cessé d'attendre l'aval du Pentagone et de la CIA pour agir. Le temps était précieux et les cibles extrêmement mobiles. Nous lancions un raid. Puis nous faisions circuler très rapidement les renseignements que nous récoltions sur le terrain afin qu'un autre raid puisse être déclenché avant que les nouvelles cibles identifiées ne se déplacent (2). En tant que chef des opérations, vous ne pouvez pas coordonner dix raids dans la nuit mais vous devez être au courant de tout. Vous devez déléguer afin de permettre à vos subordonnés d'opérer très rapidement. Il faut ensuite intégrer toutes les données. En effet, ce n'est pas en capturant et en tuant des gens qu'on gagne une guerre. L'essentiel est de tout synthétiser et de tout synchroniser au niveau plus vaste du théâtre d'opérations. Or cela n'a pu se faire efficacement avant 2006-2007. Nous avons donc, malgré tout, perdu pas mal de temps.
B. A. - Dix-huit mois après le retrait des troupes américaines, quelles leçons peut-on tirer de la guerre en Irak ?
S. M. - Si je devais ne retenir qu'un enseignement de cette guerre, ce serait certainement la nécessité d'associer plus étroitement les populations locales à nos actions. Nous aurions dû, dès le début des opérations, nous entourer de conseils afin de mieux tenir compte de leur sensibilité et d'anticiper leur perception des choses. Cette précaution nous aurait évité bien des erreurs tactiques. B. A. - Mais plus précisément... S. M. - Nos méthodes de contre-terrorisme, aussi efficaces soient-elles, ne suffisent pas. Le danger, voyez-vous, c'est de se contenter de réagir à la menace et de renoncer à comprendre pourquoi certains individus deviennent des terroristes. Or il est nécessaire de prendre le problème à la racine.
B. A. - Faites-vous allusion à l'attrait exercé par Al Qaida sur les sunnites dès le début de la guerre en Irak ?
S. M. - Les Américains ont été incapables, dans les premiers mois, d'assurer la sécurité du pays : et c'est aussi pour cela que les sunnites se sont détournés d'eux. Bien entendu, le démantèlement de l'armée et de toute la hiérarchie baasiste a été également une grave erreur qui a joué un grand rôle dans ce revirement soudain en faveur d'Al Qaida. La frustration des sunnites s'est muée en colère. Pour 500 dollars, ils acceptaient de tuer un soldat américain. Ces anciens militaires ont rejoint en masse les rangs de l'insurrection avant de s'apercevoir, des années plus tard, qu'ils faisaient fausse route. Et ce n'est qu'en 2007 qu'on les a vus revenir vers nous.
B. A. - Est-ce à la suite de la mort d'Al-Zarqaoui en 2006 (3) qu'ils ont changé de cap ?
S. M. - Ils se sont détachés progressivement lorsque nous avons commencé à mettre Al Qaida en déroute. À mesure que l'organisation terroriste perdait du terrain, la cruauté de ses combattants apparaissait de plus en plus clairement : ils n'hésitaient même pas à prendre pour cibles des civils et des mosquées. Tout cela a fini par faire horreur aux sunnites.
B. A. - Peut-on dresser un parallèle entre l'Irak que vous avez connu et la Syrie d'aujourd'hui ?
S. M. - Les alaouites de Syrie - la minorité dont est issu Bachar Al-Assad - éprouvent un sentiment identique à celui qui animait les sunnites d'Irak. Ils ne sont pas des inconditionnels du régime en place, mais ils ne sont pas prêts à renoncer à leurs prérogatives. Il est probable qu'ils se battront jusqu'au bout contre les insurgés car ils n'entrevoient aucune autre issue.
B. A. - Va-t-on vers une fragmentation du pays ?
S. M. - Le risque existe de voir la Syrie se désintégrer, avec des conséquences dévastatrices dans son voisinage proche. Les islamistes ont totalement infiltré la résistance. La situation en Syrie est symptomatique de ce qui se passe dans toute la région. Les forces à l'oeuvre sont comme des plaques tectoniques qui bougent lentement mais inexorablement sans que personne ne puisse les empêcher de dériver.
B. A. - Cette remarque s'applique-t-elle à l'Iran ?
S. M. - L'Iran est une grande nation, dotée d'une histoire glorieuse. Même si cela ne nous convient pas, on est bien obligé de constater que le gouvernement iranien souhaite doter le pays d'un statut de grande puissance. Certes, nous sommes déterminés à lutter contre la prolifération nucléaire. Mais qui nous autorise à décider que tel pays peut avoir la bombe et pas tel autre ? C'est une question difficile - d'autant que le seul dictateur de l'histoire récente qui ait renoncé à la bombe fut le colonel Kadhafi ; or cela ne lui a pas vraiment réussi... Lorsqu'on considère les choses sous cet angle, il est beaucoup plus difficile de prendre la décision de bombarder les Iraniens !
B. A. - Est-ce aussi ce que pense l'administration Obama ?
S. M. - À mon avis, le gouvernement américain espère que l'Iran réintégrera à plus ou moins longue échéance la communauté des nations responsables et cessera de soutenir le Hezbollah. Il compte sur une reprise en main du pouvoir par les modérés. C'est aussi ce que je souhaite.
B. A. - …
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