Les Grands de ce monde s'expriment dans

Israël : la société civile aux affaires ?

Entretien avec Yaïr Lapid, ministre israélien des Finances, par Aude Marcovitch, correspondante de Politique Internationale en Israël.

n° 141 - Automne 2013

Yaïr Lapid

Aude Marcovitch - Des années durant, vous avez été du côté des journalistes. Aujourd'hui, vous êtes celui que les journalistes interrogent. Comment ressentez-vous ce changement de rôle et de vie ?
Yaïr Lapid - C'est indéniable, il y a une grande différence. Certes, je vais aux mêmes cocktails, je rencontre les mêmes personnes et nous parlons des mêmes sujets... Mais alors que, en tant que journaliste, je me trouvais dans une position où je ne pouvais qu'émettre une opinion sur la situation politique, j'influence désormais le cours des événements. Être dans une position où non seulement on analyse ce qui ne va pas mais où l'on a aussi la capacité de modifier les choses, c'est exaltant !
A. M. - Que faites-vous de votre capacité à changer le monde ?
Y. L. - Si vous le voulez bien, je me limiterai à Israël... Depuis que je suis au gouvernement, nous nous sommes donné pour but de faire évoluer des situations qui semblaient définitivement figées. Nous avons, en particulier, fait adopter la loi sur le « partage du fardeau » qui impose la conscription des ultra-orthodoxes dans l'armée et les insérera dans le monde du travail. Nous avons, aussi, modifié le mode de fonctionnement du gouvernement israélien, afin qu'il soit plus stable et ne risque pas de tomber tous les deux ans (3). En outre, nous avons réduit la taille de l'exécutif : dans le gouvernement précédent, il y avait trente-cinq ministres et de nombreux vice-ministres. C'était absurde : on pourrait diriger toute l'Europe avec autant de portefeuilles ! C'est seulement grâce à notre insistance que ce nombre est descendu à vingt et un ministres dans le gouvernement actuel. Et ce n'est pas fini : une nouvelle loi limitera la quantité de ministres à dix-neuf dans la prochaine équipe gouvernementale. Nous avons, par surcroît, élevé le pourcentage minimal qu'un parti doit obtenir aux élections législatives pour entrer à la Knesset. Le but est d'éviter que notre Parlement soit divisé en d'innombrables factions. Tout le monde nous disait que ces changements n'étaient pas réalisables. Nous avons apporté la preuve du contraire.
Par ailleurs, nous avons modifié le traitement dont bénéficient les rescapés de la Shoah (4). C'est un sujet qui me tient particulièrement à coeur : mon père était un rescapé de la Shoah et a été le directeur de Yad Vashem (le musée de l'Holocauste à Jérusalem).
Last but not least : après trois ans de blocage, le processus de paix avec les Palestiniens a été relancé. Il n'y aurait pas eu de mouvement de ce côté-là si mon parti, Yesh Atid, n'avait pas participé au gouvernement (5).
A. M. - Comment faut-il interpréter le fait que vous, politicien tout neuf, soyez issu de la « société civile », de même que Naftali Bennett (6) et Shelly Yachimovich (7) ? Est-ce parce que la population n'a plus confiance dans les hommes politiques de métier ?
Y. L. - Je pense qu'il ne s'agit pas d'un phénomène uniquement israélien mais d'une tendance générale dans le monde d'aujourd'hui. Une communauté d'idées s'est développée entre les couches intellectuelles et la population, et ensemble elles regardent le système politique traditionnel d'un oeil critique. Pour une raison très simple : depuis quinze ou vingt ans, l'Europe, les États-Unis et Israël jouissent d'une bonne croissance économique, mis à part la parenthèse de 2008 ; or les bénéfices de cette croissance n'ont pas eu les retombées escomptées, notamment sur la classe moyenne. Partout, les gens qui ont travaillé dur et ont permis ce boom économique se mobilisent et exigent d'en tirer, eux aussi, les bénéfices. Le système politique traditionnel, les « politiciens de métier » orientent la répartition des richesses non pas vers ceux qui travaillent mais vers ceux qui disposent d'une grande capacité d'influence. Nous sommes en train de changer cela.
A. M. - Dans vos éditoriaux, du temps où vous étiez journaliste, vous parliez fréquemment de l'« israélienneté », c'est-à-dire ce que signifie le fait d'être israélien aujourd'hui. Pouvez-vous nous expliquer comment vous définissez cette identité ?
Y. L. - Laissez-moi d'abord vous dire pourquoi il était tellement important que ce sujet fût ramené au centre du discours public. La société israélienne est une société d'immigrants. Le danger qu'elle se décompose entre ses différentes « tribus » est toujours présent. Il est donc primordial de rappeler les éléments qui la cimentent : le sionisme, la Torah, la langue hébraïque, la démocratie occidentale, le règne du droit assuré par la Cour suprême. Être israélien, c'est comprendre que nous n'avons pas d'autre endroit dans le monde pour y vivre. En fait, Israël n'est pas un endroit, c'est une idée : l'idée que le peuple juif est retourné à la maison après plus de 2 000 ans, qu'il habite sur une terre dont l'essence est aussi sa philosophie (8). Nous devons dans le même temps préserver le tissu démocratique de notre société alors que nous vivons dans une région qui ne l'est pas. Je résume : être israélien, c'est être démocrate et juif.
A. M. - Que faites-vous des Arabes israéliens (musulmans et chrétiens), qui comptent aujourd'hui pour 20 % de la population israélienne ?
Y. L. - Je veux être très clair : ils peuvent vivre ici et jouir de tous les droits. Mais ils doivent reconnaître qu'il y a un seul pays au monde pour les Juifs, et nous n'avons pas à nous en excuser. Notre volonté de préserver la démocratie et le respect des droits de l'homme dans ce pays, c'est justement ce qui protège les citoyens arabes d'Israël et leur permet de vivre ici.
L'israélienneté, il fallait en reparler, et le faire d'une voix forte. Je veux, par exemple, qu'un individu donné se définisse comme « israélien et ultra-orthodoxe », dans cet ordre, et non pas comme « ultra-orthodoxe et israélien ». On est d'abord relié à la centralité israélienne. Elle doit primer la communauté dans laquelle on vit.
A. M. - À vos yeux, quels sont les atouts et les faiblesses de cette société …