Entretien avec Alain Juillet, spécialiste du renseignement, par Emmanuel Fansten, journaliste indépendant
Emmanuel Fansten - Que vous inspirent les révélations en cascade sur le programme PRISM et la surveillance mondiale mise en place par les Américains ?
Alain Juillet - Dans les milieux du renseignement, personne n'a été vraiment étonné par l'existence du programme PRISM. Nous savions que les États-Unis avaient développé des outils de surveillance extrêmement sophistiqués et performants. En revanche, la surprise a été de découvrir l'ampleur de cette surveillance. Ce qui est stupéfiant, c'est bien le champ d'action du programme PRISM, qui permet grosso modo d'espionner tout le monde partout avec la complicité des géants américains de l'Internet et du cyberespace.
Mais ces révélations ont aussi quelque chose de salutaire. Tant mieux, d'une certaine manière, si elles permettent aux gens de prendre conscience de la situation. Au-delà de la politique politicienne et des enjeux électoralistes, les réactions à ce scandale montrent bien que certaines personne- y s compris au plus haut niveau de responsabilité - n'ont absolument pas compris le monde qui est le nôtre depuis quinze ans. Pourtant, nous vivons bel et bien dans un système international piloté par les Américains dans lequel nous sommes tous surveillés par eux et sans doute par d'autres. Dans lequel, en tout cas, nous ne sommes jamais certains de ne pas l'être, sauf à prendre des mesures exceptionnelles. Il ne s'agit pas simplement d'une dérive, mais d'un monde nouveau qu'il va falloir apprivoiser. Soyons réalistes : les paramètres ne sont plus ceux du passé.
E. F. - L'espionnage a changé radicalement de nature au cours des vingt dernières années. Comment analysez-vous cette évolution ?
A. J. - À la fin de la guerre froide, le monde occidental contrôlait complètement sa zone d'influence grâce aux moyens utilisés ou fournis par la superpuissance américaine. Pour surveiller les Russes, celle-ci avait mis en place le réseau Echelon. L'objectif était de savoir en permanence, notamment grâce à leurs alliés de l'Otan, tout ce qui se passait en Union soviétique. Pour l'avoir vécu de près, je peux vous dire qu'on était parvenu à un degré de précision extraordinaire. Je me souviens que, lorsque deux avions MIG décollaient d'un petit aéroport de Sibérie, les analystes de l'autre côté étaient capables de dire : « Tiens, c'est le lieutenant X et le capitaine Y qui décollent pour leur vol de routine. » C'était ahurissant.
Cela dit, les Américains ne sont pas seuls dans le réseau Echelon (1). Il comprend également les membres du traité UKUSA (2) : les Anglais, les Australiens, les Canadiens et les Néo-Zélandais. Ces pays participent activement à la surveillance mondiale mise en place par les États-Unis. Peut-on sérieusement imaginer qu'ils se contentent de livrer leurs interceptions aux Américains sans les écouter eux-mêmes ? Évidemment non.
Après la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc soviétique, les Américains se sont retrouvés sans ennemi. Qu'allaient-ils faire de leurs satellites de surveillance ? C'est à cette époque que George Bush père, alors patron de la CIA, a eu l'intuition que la priorité des États-Unis devait désormais être le renseignement économique. Il s'agissait de réorienter les antennes qui ne servaient plus à espionner les Russes pour les mettre au service des entreprises américaines. Dès lors, l'Amérique s'est mise en marche pour gagner la guerre économique. Ce n'était pas un secret car les Américains l'ont dit clairement. Leur force est de toujours annoncer ce qu'ils font.
E. F. - Cette stratégie axée sur le renseignement économique a été initiée par Bush père, certes, mais amplifiée sous Bill Clinton...
A. J. - Tout à fait. Au milieu des années 1990, cette nouvelle doctrine issue du concept de la « competitive intelligence » a commencé à être exposée dans les grandes universités américaines, de Harvard à Stanford. S'est alors répandue l'idée que le surplus d'information permettait de se battre efficacement pour conquérir de nouveaux marchés et remporter la guerre économique. Lorsque Bill Clinton a succédé à George Bush, son administration a continué à investir massivement dans ce secteur. C'est sous son premier mandat qu'a été créé l'« Advocacy Center », une structure chargée de faire le lien entre le secteur privé et les services de l'État afin d'épauler les entreprises américaines dans la conquête de grands contrats internationaux. À partir de cette date, tous les services américains ont été mobilisés. Chaque année, une centaine de contrats importants sont identifiés et traités par l'Advocacy Center. C'est l'aboutissement logique de la stratégie mise en place à la fin de la guerre froide et incarnée aujourd'hui par la toute-puissante NSA. Une stratégie redoutablement efficace mise en oeuvre par de grands professionnels.
E. F. - Pouvez-vous citer des exemples concrets de grands contrats remportés grâce aux services secrets américains ?
A. J. - Ils sont nombreux. Je me souviens, en particulier, d'une négociation de Thomson au Brésil. La France devait vendre un système radioélectrique destiné à équiper l'Amazonie. De l'avis général, nous étions les mieux placés pour remporter ce contrat. Et, pourtant, il nous a échappé. C'était incompréhensible. Jusqu'au jour où l'on a appris que les Américains, grâce au système Echelon, avaient en permanence surveillé et écouté les négociateurs français. Résultat : ils savaient exactement ce que proposaient les Français et pouvaient s'aligner. C'est un peu comme jouer au poker avec un miroir derrière soi : on est sûr de perdre ! Aujourd'hui encore, dans chaque contrat contre Airbus, Boeing est appuyé par l'ensemble des services américains. Du coup, les négociateurs ont appris à être particulièrement vigilants.
E. F. - Mais cet espionnage entre alliés n'est pas nouveau. La France elle-même s'est illustrée dans ce domaine par le passé...
A. J. - Pas dans les mêmes proportions, même s'il est vrai que les Français ont eu aussi quelques problèmes aux États-Unis. La grande affaire remonte à 1981. À l'époque, Pierre Marion dirigeait le SDECE (ancêtre de la DGSE). Il avait travaillé auparavant à New York pour le compte d'Air France et constaté l'avance technologique des Américains dans certains secteurs de pointe. Il avait donc envoyé des équipes de jeunes agents sous couverture chargés de …
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