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Liban : l'ombre portée du conflit syrien

Entretien avec Samy Gemayel, député libanais, responsable du parti Kataëb, par Sibylle Rizk, correspondante à Beyrouth du quotidien Le Figaro.

n° 141 - Automne 2013

Samy Gemayel

Sibylle Rizk - Depuis que Russes et Américains ont proposé de démanteler l'arsenal chimique dont Bachar el-Assad a reconnu la possession, on parle de moins en moins de frappes contre le régime syrien. Cette évolution vous surprend-elle ?
Samy Gemayel - Non, j'ai toujours été persuadé qu'elles n'auraient pas lieu. Ne serait-ce que parce qu'Israël n'a pas intérêt à ce que Bachar el-Assad cède la place aux islamistes. Or, c'est probablement ce qui se produirait si des frappes visaient la présidence syrienne et éliminaient Assad. N'oubliez pas que le régime syrien a entretenu de bonnes relations avec l'État juif pendant quarante ans sans qu'une seule balle ne soit tirée de l'autre côté de la frontière : cette stabilité ne saurait laisser les Israéliens indifférents.
Pour ce qui concerne les armes chimiques - dont je condamne, bien évidemment, l'usage -, c'est aux Nations unies de déterminer quelle réponse il faut apporter à leur utilisation éventuelle. Qu'il s'agisse de la Syrie ou de n'importe quel autre régime.
Comme vous le sentez, mon souci essentiel est d'éviter que le feu prenne au Liban, car il serait très difficile de l'éteindre. Je prône la neutralité du Liban dans cette affaire.
S. R. - Certes, mais le Liban peut-il réellement sortir indemne de la guerre en Syrie ?
S. G. - Au train où vont les choses (1), nous nous acheminons probablement vers une confrontation. Quatre facteurs y contribuent. Le premier est la présence massive d'armes aussi bien du côté du Hezbollah (2) que chez les groupes sunnites radicaux. La décision européenne (3) d'armer l'opposition syrienne accentue le danger, car il est évident qu'une partie de cet arsenal finira par atterrir dans des mains libanaises. Le deuxième facteur est la présence d'une guerre à nos frontières, sachant que celles-ci sont ouvertes, sans aucun contrôle de l'État. Le troisième facteur est précisément la faiblesse des institutions étatiques qui ont perdu leur légitimité démocratique (4). Enfin, le quatrième facteur est la haine qui attise les divisions entre Libanais.
S. R. - On a pourtant coutume de dire que l'expérience amère de la guerre agit comme un ciment pour empêcher les Libanais de s'entre-tuer de nouveau...
S. G. - Jusqu'à maintenant c'est, en effet, la crainte du retour de la guerre qui nous empêche de replonger. Mais je ne suis pas sûr que ce mécanisme de protection puisse fonctionner indéfiniment. Quelle que soit la suite des événements, le Liban devra en tout cas passer par un processus de vérité et de réconciliation (5). Tôt ou tard, nous devrons nous asseoir à une même table pour reconstruire le pays. Je m'évertue à convaincre nos partenaires qu'il vaut mieux le faire le plus tôt possible, sans attendre que le sang coule de nouveau.
S. R. - L'affrontement entre sunnites et chiites (6) est-il inéluctable au Liban ?
S. G. - Le conflit syrien n'est pas comparable aux autres printemps arabes : il s'agit d'un conflit communautaire et confessionnel qui déborde de ses frontières. Il a pris une dimension régionale en raison des liens qui unissent le pouvoir alaouite à l'Iran, à l'Irak et au Hezbollah libanais.
Le régime est parvenu à rassembler autour de lui les minorités et à se présenter en défenseur de ces communautés. En face de lui, les djihadistes sunnites se sont mobilisés. Si le Hezbollah est allé combattre en Syrie, ce n'est pas pour protéger la personne de Bachar el-Assad, mais pour porter secours à un régime non sunnite menacé par des sunnites.
Cet affrontement ancestral entre les deux branches de l'islam a été réactivé par la guerre américaine de libération de l'Irak. Lorsque Saddam Hussein a été renversé, les chiites, qui subissaient son joug depuis trente ans, se sont émancipés. Ce qui a provoqué la réaction des sunnites et un jeu de dominos au niveau régional. D'un côté, l'Iran se sert de son influence auprès des chiites pour satisfaire ses ambitions régionales. De l'autre, l'Arabie saoudite ainsi que certains émirats du Golfe défendent un sunnisme pur et dur.
S. R. - Quelle est, pour vous, la priorité ?
S. G. - La priorité est de protéger le Liban en le tenant à l'écart, en assurant sa neutralité par rapport à cette ligne de fracture majeure sur laquelle se greffent bien d'autres conflits, à commencer par le bras de fer russo-américain au Moyen-Orient.
Les trois quarts des forces politiques libanaises sont favorables à cette neutralité. Sauf le Hezbollah. Tout la difficulté est là. Le Hezbollah est puissamment armé et contrôle l'État. Par réaction, les sunnites sont en train de se radicaliser. Ils ne font plus confiance à des leaders modérés comme Saad Hariri et se tournent vers des extrémistes comme le cheikh Assir (7). Il ne faut pas minimiser le phénomène Assir. Jusqu'à l'été dernier, il était suivi par 150 000 personnes sur les réseaux sociaux. Un tel engouement prouve qu'un grand nombre de sunnites ont vu en lui une alternative.
S. R. - Vous estimez que les réfugiés syriens (8) au Liban représentent un danger pour la stabilité du pays. Pour quelle raison ?
S. G. - Pour avoir une idée de l'ampleur du phénomène, imaginez que la France ouvre ses frontières à 15 millions de réfugiés d'un seul coup ! Le Liban souffre déjà de problèmes d'infrastructures, de logement, d'éducation, d'accès aux soins, à l'eau, à l'électricité (9)... Or, pour des raisons humanitaires, le voilà obligé d'accueillir l'équivalent du quart de sa population. Et, bien évidemment, l'État libanais n'a rien prévu pour faire face à cette situation. J'ai proposé la création de camps à la frontière avec la Syrie pour pouvoir concentrer les réfugiés dans un périmètre délimité et leur apporter l'aide nécessaire, comme des écoles ou des hôpitaux provisoires. Mais je n'ai pas été écouté. Il est pourtant nettement plus facile de gérer l'aide dans ces conditions plutôt que de devoir secourir plus d'un million de personnes éparpillées à travers le territoire. Leur retour en Syrie en serait également facilité. Ceux qui refusent d'installer des camps parce qu'ils craignent de voir se répéter …