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Prism : parole à la défense

Entretien avec Michael Hayden, ancien directeur de la NSA (1999-2005) et de la CIA (2006-2009), par Dan Raviv, correspondant de la radio CBS à Washington, ancien correspondant à Londres et au Moyen-Orient.

n° 141 - Automne 2013

Michael Hayden

Dan Raviv - Bachar el-Assad a fini par reconnaître qu'il possédait des armes chimiques. Mais les services de renseignement américains n'avaient pas attendu cet aveu pour convaincre le président Obama du danger...
Michael Hayden - Exact. Les renseignements obtenus sur la Syrie pouvaient difficilement être plus limpides. Ceux des membres du Congrès qui ont affirmé que ces éléments n'étaient pas concluants cherchaient simplement à esquiver la question des conclusions à en tirer, en termes d'actions concrètes à mener...
D. R. - N'est-ce pas parce que l'épisode irakien a laissé des traces ?
M. H. - Là encore, vous dites vrai. Depuis cet épisode, on sent une certaine réticence à suivre les évaluations des services de renseignement. Pourtant, ces évaluations sont souvent justes. Vous vous souvenez sans doute qu'en 2007 les services américains ont émis un avis plutôt prudent sur les développements du programme nucléaire iranien en rapportant que les travaux touchant à la fabrication d'armes atomiques avaient été arrêtés. Et cette évaluation s'est, à l'époque, révélée exacte. Mais notre erreur d'appréciation sur l'Irak continue de peser sur notre crédibilité, c'est indéniable... Pour en revenir au cas syrien, je répète que nous avons apporté au président suffisamment d'éléments pour étayer fermement ce que nous avançons.
Nous savions qu'une attaque chimique s'était produite. Nous savions que le gouvernement syrien en était responsable. Le gouvernement américain et le directeur national du renseignement, James Clapper, sont allés très loin dans les révélations des informations en leur possession : lorsque des officiels avancent ainsi, publiquement, qu'ils ont intercepté des communications au sein des hautes sphères de l'État syrien, les gens du métier, dont je fais partie, commencent même à se crisper devant tant d'indiscrétion. Car mettre ce genre d'informations sur la place publique revient à dévoiler une partie de nos capacités de renseignement.
D. R. - Cette fois, la France était prête à appuyer Washington dans le cadre d'une action militaire. Quelles sont les capacités des Français en matière de renseignement, en particulier au Moyen-Orient ?
M. H. - Vous comprendrez que je ne peux pas entrer dans le détail des actions de terrain, mais il faut bien avoir à l'esprit que la France possède depuis longtemps des intérêts dans cette région. Comme chacun sait, elle a exercé un mandat sur la Syrie avant l'indépendance du pays. Et le ministre français des Affaires étrangères a joué un rôle central dans l'accord Sykes-Picot en 1916 (2). La France n'a jamais cessé d'être présente dans cette zone. De mon point de vue, les moyens techniques de recueil d'informations dont les Français disposent ne sont pas comparables à ceux des États-Unis. En revanche, leurs sources humaines sont probablement au moins aussi riches que les nôtres...
D. R. - Il est vrai que partout où la France estime avoir des intérêts vitaux, en particulier dans ses anciennes colonies d'Afrique francophone, ses moyens de renseignement humain paraissent très développés...
M. H. - Tout à fait. Nous coopérons franchement avec nombre de nations amies. Chacune apporte ses propres atouts. Et comme vous le dites, pour ce qui concerne l'Afrique francophone - mais également, je le répète, au Levant -, la France est en bonne position.
D. R. - Les révélations d'Edward Snowden, qui sont venues s'ajouter aux fuites provoquées par Bradley Manning et par Julian Assange (3), ont déclenché une tempête majeure autour des agences de renseignement. Les gouvernements peuvent-ils encore agir dans un secret total ? Doivent-ils seulement le faire ?
M. H. - Lorsque je dirigeais la CIA, je m'appuyais sur un conseil consultatif qui rassemblait d'éminentes personnalités. J'avais à ma disposition trois groupes et j'ai confié un sujet donné à chacun d'entre eux. La femme d'affaires Carly Fiorina (4) présidait l'une de ces commissions. Je lui ai demandé de plancher sur la question suivante : l'Amérique pourra-t-elle poursuivre des activités d'espionnage à l'avenir, dans un environnement politique qui exige tous les jours une transparence accrue ? Elle est revenue vers moi après avoir débattu avec les autres membres de son groupe pour me dire : « Eh bien, nous n'en sommes pas sûrs. »
Nous le constatons actuellement. Avant de se rendre en Russie en septembre, le président Obama a donné une conférence de presse à Stockholm. Il a clairement laissé entendre que, suite aux révélations d'Edward Snowden, il s'orientait vers une réduction de la collecte d'informations. Du fait de l'impact de cette affaire sur l'opinion publique, nous devrons sans doute aller vers ce que j'appellerais du renseignement extérieur « légitime ».
D. R. - Dans la foulée, à Saint-Pétersbourg, Barack Obama a été interrogé sur les protestations des présidents du Mexique et du Brésil qui ont découvert que leurs communications étaient sous surveillance américaine. Il a dû admettre que les États-Unis ont les moyens d'intercepter pratiquement n'importe quelle conversation, mais qu'il ne serait pas très sage de le faire de façon systématique...
M. H. - Effectivement, le président a été on ne peut plus clair là-dessus. Nous en sommes aujourd'hui à un point où certaines choses que j'ai faites à la tête de CIA sont encore secrètes... mais plus beaucoup !
D. R. - Ces questions relèvent de toute façon de l'échelon politique. Les services agissent en fonction des orientations du président en place...
M. H. - Tout à fait. En matière d'interception des communications, la séquence est la suivante. Nous vérifions d'abord que la cible n'est pas protégée par la Constitution américaine. Si elle l'est, nous ne pouvons rien faire. Dans le cas contraire, nous nous demandons si les échanges téléphoniques de l'individu en question contiennent des informations qui touchent à la sécurité de l'Amérique ou à sa liberté. La question n'est pas de savoir si cette personne est bonne ou mauvaise. Nous nous focalisons avant tout sur le contenu de ses communications, qui peut nous aider à rendre les États-Unis plus libres et plus sûrs. Enfin, nous nous posons une dernière question : « Y a-t-il des limites politiques que nous ne devrions pas franchir et qui nous empêcheraient de collecter ces informations ? » …