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Ce n'est qu'un au revoir

Entretien avec Mikheïl Saakachvili, Président de la Géorgie de 2004 à 2013, par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 142 - Hiver 2014

Mikheïl Saakachvili

Isabelle Lasserre - Vous venez d'annoncer votre retrait de la vie politique géorgienne après deux revers électoraux : comment en êtes-vous arrivé là ?
Mikheïl Saakachvili - Dix longues années de réformes, de crises et de tensions produisent nécessairement une certaine lassitude. Dans un système démocratique où les élections sont libres, il est normal que cette lassitude conduise à une alternance. J'ajoute que c'est sain. Notre objectif - car il s'agissait d'un travail d'équipe et non d'un « one man show » - n'a jamais été de nous maintenir au pouvoir coûte que coûte. Il était de créer un pays différent, de transformer une nation postsoviétique, morcelée, corrompue, autoritaire en une société européenne.
I. L. - Y êtes-vous parvenu ?
M. S. - Nous avons accompli des progrès considérables. Et notre défaite aux élections, aussi amère soit-elle, vient en quelque sorte confirmer ces progrès : en Géorgie, les changements de gouvernement ne passent plus par des coups d'État ou des révolutions, quand bien même elles seraient pacifiques, mais par des élections, comme le prévoit la Constitution.
Alors, bien sûr, nous avons commis des erreurs, petites ou grandes, qui expliquent notre défaite. Nous sommes allés trop vite dans certains cas, pas assez dans d'autres ; nous avons heurté des intérêts, bousculé des traditions ; nous avons oublié certains pans de la société et en avons fâché d'autres. Mais aujourd'hui la Géorgie est un pays incomparablement plus ouvert, démocratique et prospère qu'il y a dix ans.
I. L. - Revenons-en à vous, à votre retrait annoncé...
M. S. - J'ai dit aux Géorgiens qu'ils avaient apparemment besoin de marquer une pause dans notre relation fusionnelle et je pense sincèrement que c'est le cas. Toute ma vie d'adulte a été guidée par un seul objectif : servir mon pays et l'aider à réintégrer sa famille naturelle, la famille des nations libres d'Europe. Je continuerai à me battre pour cet idéal jusqu'à ce que la Géorgie soit définitivement intégrée dans la communauté euro-atlantique. En revanche, je suis bien résolu à m'abstenir de toute activité politique sur la scène intérieure, pendant un moment au moins. Mon parti, le Mouvement national, a traversé une année très difficile faite de harcèlements, d'arrestations et de pressions illégales. Malgré ces difficultés, il a toutes les chances de réaliser un bon score aux prochaines élections locales en 2014. Je vous signale, à cet égard, qu'il n'est pas si fréquent qu'une formation politique qui a perdu le pouvoir réussisse à survivre en tant que force d'opposition au gouvernement suivant. C'est sans doute parce que le Mouvement national est le premier vrai parti politique géorgien depuis l'indépendance - un parti fondé sur des valeurs, des objectifs, une vision, et non sur une constellation d'intérêts. Je suis certain qu'il reviendra aux affaires dans un futur proche.
I. L. - Diriez-vous que, à la faveur des dernières élections (1), la Géorgie a basculé dans le camp russe ?
M. S. - Les hommes actuellement au pouvoir à Tbilissi défendent des positions ambiguës sur les questions de démocratie et d'orientation géopolitique. Ces hommes ont bénéficié du soutien absolu, concret et massif de Moscou. Mais le pays en tant que tel n'a pas basculé, loin de là. Le consensus sur l'Union européenne et l'Otan est tel que le gouvernement ne peut pas se permettre d'aller à l'encontre des choix de la population. Tous les sondages le montrent : les trois quarts des Géorgiens rejettent la domination russe et soutiennent l'adhésion à l'UE. C'est l'un de nos plus grands succès : nous avons créé une réalité qui nous dépasse et sur laquelle personne ne peut revenir. Cette aspiration correspond à l'identité géorgienne la plus profonde. Rome, Constantinople, Paris et désormais Bruxelles sont depuis toujours notre horizon et l'objet de notre désir. Moscou nous fut imposé par la force. Pour résumer : soit le gouvernement respectera cette identité, soit il tombera très vite.
I. L. - Quels étaient vos principaux alliés étrangers dans ce combat pour les valeurs occidentales lorsque vous étiez au pouvoir ?
M. S. - Les États-Unis furent un allié très proche, un partenaire stratégique fondamental ; mais notre partenaire principal, c'est l'Europe. Il est vrai que nous avons dans la place des amis sûrs, en particulier les diplomaties suédoise et polonaise, surtout depuis la guerre et la création du Partenariat oriental de l'UE (2). Ce projet a été conçu en réponse à l'invasion russe de 2008 et j'en suis personnellement l'un des plus fervents soutiens. Je pense qu'il s'agit d'une chance historique à saisir à la fois pour l'Union et pour nos pays. Ce n'est ni une question d'argent ni une question de structure, mais une question d'engagement politique. Il faut que les poids lourds ouest-européens que sont l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni prennent conscience de l'importance de l'enjeu. Pendant longtemps, ce ne fut pas le cas. Aujourd'hui les choses changent, probablement parce que Poutine a dépassé toutes les limites et que sa conduite franchement hostile à l'UE a obligé les Européens à repenser leur stratégie.
I. L. - Quel jugement portez-vous sur la politique de Barack Obama dans la région ?
M. S. - Je me félicite de la coopération que nous avons forgée pendant cinq ans : nos rencontres ont toujours été chaleureuses. Contrairement à ce que certains ont pu penser, j'ai autant d'amis chez les démocrates que parmi les républicains. À vrai dire, le problème va au-delà de telle ou telle politique conduite par telle ou telle administration : le problème est que la puissance américaine donne le sentiment de se retirer de la région au sens large. Cette perception, fondée ou non, a un impact direct sur la situation géopolitique. Les tergiversations sur une intervention en Syrie qui n'a finalement pas eu lieu ont renforcé ce malaise. Ce retrait américain représente pour nous un danger immédiat car la Russie a vu s'ouvrir une fenêtre d'opportunité dont elle entend tirer profit.
Mais c'est aussi une chance pour l'Europe qui doit s'affirmer comme un acteur autonome. Vous savez, j'ai coutume de …