Les Grands de ce monde s'expriment dans

Combattre la politique d'austérité

Entretien avec Mario Soares, ancien premier ministre (1976-1978 et 1983-1985) et président (1986-1996) du Portugal, par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale et Xavier d'Arthuys, éditeur, spécialiste de la péninsule Ibérique

n° 142 - Hiver 2014

Mario Soares

Xavier d'Arthuys et Grégory Rayko - Monsieur Soares, on sait que vous avez une relation particulière avec la France. Vous y avez même vécu plusieurs années en exil avant votre retour triomphal au Portugal en 1974, lors de la Révolution des oeillets. Pouvez-vous nous parler de cette époque ?
Mario Soares - Quand j'ai été expulsé du Portugal, en 1970, on ne m'a guère laissé le temps de m'organiser. J'ai eu quelques instants pour rassembler mes affaires puis, avec ma famille, nous avons pris une voiture et roulé sans nous arrêter jusqu'à Paris en traversant le plus vite possible l'Espagne franquiste... Une fois installé dans la capitale française, j'ai été rapidement invité à enseigner la langue et la civilisation portugaises à des étudiants français, à l'université de Vincennes. L'ambiance était électrique : mai 1968 était encore dans toutes les mémoires. L'ambassade du Portugal en France, qui était évidemment au service du pouvoir en place à Lisbonne, a voulu en profiter pour me nuire. On a donc fait courir auprès des étudiants le bruit que je serais... fasciste ! Résultat : pendant plusieurs semaines, je n'ai littéralement pas pu faire cours car des militants de gauche, très nombreux, venaient me conspuer sans discontinuer : « Fasciste ! Nazi ! » Surréaliste ! Heureusement, l'un de mes étudiants, un communiste qui voulait apprendre le portugais car il désirait partir pour l'Angola, a fini par convaincre les autres d'organiser un vote afin de décider si l'on devait me laisser parler ou non. Le vote m'a été favorable et j'ai enfin pu me faire entendre. Et je peux vous dire que je leur ai passé un savon ! « Vous me traitez de fasciste, moi qui ai été emprisonné douze fois par le régime fasciste du Portugal ? Moi que ce régime a déporté à São Tomé et Príncipe ? Moi qui suis ici parce que ce même régime m'a expulsé de mon propre pays ? Vous ne comprenez donc pas que vous êtes manipulés par l'ambassade du Portugal ? » Les militants ont disparu, et j'ai pu enfin faire cours...
X. A. et G. R. - À l'époque, certains cherchaient à vous empêcher de parler. Et aujourd'hui ? Y a-t-il encore des gens qui aimeraient bien que vous ne parliez plus ?
M. S. - Bien sûr ! Le gouvernement et l'actuel président de la république du Portugal préféreraient qu'on ne m'entende pas !
X. A. et G. R. - On sait que vous ne ménagez pas vos critiques à l'égard de l'équipe au pouvoir à Lisbonne. Vous dites, en particulier, que ces dirigeants ont trahi les idéaux de la Révolution des oeillets. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ?
M. S. - Ce gouvernement ne respecte pas la Constitution. Le premier ministre a déclaré : « La Constitution ne donne à manger à personne. Ce n'est qu'un bout de papier. » Le président, qui a pourtant prêté serment sur la Constitution et promis de toujours la respecter, n'a rien trouvé à y redire. En appliquant aveuglément les mesures imposées par la troïka, le gouvernement tente de transgresser notre Loi fondamentale. D'ailleurs, la Cour constitutionnelle a retoqué à deux reprises le budget que proposait le gouvernement, expliquant que les mesures en question, qui consistent à réduire significativement les pensions des retraités et les traitements des fonctionnaires, étaient inconstitutionnelles. Mais M. Passos Coelho insiste. Il est en train de détruire l'État social édifié au Portugal après la Révolution des oeillets. Le pays court à la catastrophe. Nous avions rendu gratuits les services de santé. Cette gratuité a été supprimée. Toutes les catégories de la population ont vu leurs revenus s'effondrer. La solde des militaires a nettement baissé, le salaire des juges a été divisé par deux, les syndicalistes sont mis sous l'étouffoir... Le pays entier est contre ce gouvernement ! Malheureusement, le président de la République, qui devrait être au-dessus des partis, est en réalité un allié fidèle du gouvernement. S'il tient tant à préserver l'équipe au pouvoir, c'est tout simplement parce qu'il est lui-même, ainsi que plusieurs ministres actuels, impliqué dans un immense scandale, celui de la Banque populaire des négoces (1).
X. A. et G. R. - Au-delà de ce scandale, vous ne trouvez aucune circonstance atténuante au gouvernement. Mais ce dernier affirme qu'il n'a pas le choix : selon lui, les caisses sont vides et le seul moyen de les renflouer est d'accepter l'aide de la troïka. Ce qui implique, en contrepartie, de mettre en oeuvre des réformes douloureuses pour la population (2). Estimez-vous que cette explication est totalement infondée ?
M. S. - L'austérité est un remède pire que le mal ! Partout où cette méthode - imposée par Mme Merkel - a été appliquée, les pays se sont encore plus enfoncés dans la crise. Le chômage a chaque fois explosé. Le Portugal compte aujourd'hui 1 million de chômeurs, soit plus de 17 % des actifs. Et 1 million de Portugais ont émigré à la recherche d'une vie meilleure. C'est intolérable. Si je m'élève contre cette politique absurde, c'est parce que je suis un patriote. Je pourrais rester tranquillement chez moi sans intervenir. Mais, en tant que patriote, j'estime que j'ai le devoir de prendre la parole en public. Chaque mardi, je publie un éditorial dans le journal le plus important du pays, Diario de Noticias, pour attirer l'attention sur les scandales à l'oeuvre. Le gouvernement est en train de vendre le patrimoine du Portugal. Nos ressources énergétiques ont été vendues aux Chinois, nos systèmes de télécommunications aux Angolais... Énormément de gens sont désespérés. De plus en plus de mes compatriotes en sont réduits à fouiller dans les poubelles pour survivre ! Quant à ceux qui ont quitté le pays, il s'agit des Portugais les plus jeunes, les plus diplômés et les plus dynamiques. Ces gens-là, qui devraient se trouver à l'origine de la relance du pays, font maintenant profiter de leur talent le Brésil, l'Angola, le Mozambique... Nos universités sont en déshérence, nos écoles aussi. Tout s'effondre. C'est pourquoi je …