Entretien avec Edward Luttwak, politologue, historien et stratège militaire américain par Olivier Guez, journaliste et écrivain
Olivier Guez - La politique étrangère actuelle de Barack Obama diffère-t-elle de celle qu'il a conduite durant son premier mandat ?
Edward Luttwak - Oui, mais plus sur la forme que sur le fond : les grandes orientations, elles, n'ont pas changé. Quand Barack Obama est arrivé à la Maison-Blanche, il s'est entouré de mâles blancs dans la force de l'âge, des durs en politique étrangère. Conscient de son inexpérience en la matière, il ne voulait pas prêter le flanc à ses détracteurs qui le présentaient comme un mou, un Carter-bis en puissance. Le jeune président a confié à cette garde de fer le soin de s'occuper des questions de défense et de diplomatie afin de mieux se concentrer sur ses priorités intérieures, en particulier la réforme de l'assurance-santé.
O. G. - Quelles étaient les personnalités les plus marquantes au sein de cette garde rapprochée ?
E. L. - Sans conteste le général James Jones du corps des Marines, son conseiller à la sécurité nationale, et John Brennan, son conseiller pour la sécurité intérieure et la lutte anti-terroriste, désormais à la tête de la CIA. Ces deux hommes et quelques autres ont protégé Obama. Ils l'ont aidé à mener une politique étrangère très réaliste, dont le symbole restera la multiplication des attaques de drones. Mais cette politique a créé des tensions avec les partisans « historiques » d'Obama, tous ces professeurs et ces experts qui avaient fait campagne pour lui en 2008 et qui n'étaient pas sur la même longueur d'onde. Ils lui reprochaient aussi de les avoir écartés de l'administration : du temps où Hillary Clinton dirigeait le Département d'État, aucun proche d'Obama n'appartenait à son cabinet.
O. G. - Et aujourd'hui ?
E. L. - La garde de fer s'est envolée et a été remplacée par des fidèles de la première heure. Obama est en train de comprendre qu'elle servait à le protéger au quotidien, à la fois contre les attaques de ses adversaires et contre l'enthousiasme un peu niais de ses supporters. Je pense notamment à Susan Rice, la nouvelle conseillère à la sécurité, et à Samantha Power qui a pris sa succession comme ambassadrice des États-Unis auprès des Nations unies. Ces deux femmes sont en train de faire de vilains dégâts parce qu'elles n'entendent rien à la politique internationale.
O. G. - Sur quels éléments fondez-vous vos accusations ?
E. L. - Prenons le cas de la Syrie. Obama n'a - avec raison - jamais eu l'intention de s'ingérer dans le conflit syrien, même après l'attaque chimique du 21 août, imputée à l'armée régulière. Il n'y a pas de bonne cause à défendre dans ce conflit et il n'était pas question d'occuper le pays. Sur le dossier syrien, Obama c'était « Monsieur niet ». Mais, à la fin de l'été, des pressions de plus en plus fortes se sont exercées sur le président. Susan Rice, Samantha Power et John Kerry, le nouveau secrétaire d'État, voyaient les choses différemment. Power a laissé entendre qu'il fallait bombarder la Syrie. Quant à Kerry, il n'a pas hésité à comparer Bachar el-Assad à Hitler ! Du coup, Obama s'est retrouvé dans une position très délicate, sommé d'agir parce que ses subordonnés le poussaient à intervenir.
O. G. - Pourtant, c'est lui qui avait parlé de « ligne rouge » en cas de recours aux armes chimiques. Or, après l'épisode de la fin août, il semblait bien que cette ligne rouge avait été franchie...
E. L. - Certes, mais Obama a surtout été piégé par sa propre administration. C'est un cas rare, sinon inédit, dans les annales de la Maison-Blanche. Jamais le staff de politique étrangère de son premier mandat ne l'aurait coincé de cette manière. Pour sortir de ce mauvais pas, Obama a décidé de consulter le Congrès sur une éventuelle intervention en Syrie. Une manoeuvre dilatoire selon moi. Finalement le président a été sauvé par Vladimir Poutine !
O. G. - Comment cela ?
E. L. - Poutine a craint que le Congrès ne finisse par donner son accord à une intervention et que la Syrie soit bombardée. Son incapacité à protéger son allié Bachar el-Assad aurait éclaté au grand jour. Les Russes ont alors sorti de leur chapeau ce plan de surveillance des armes chimiques syriennes et ainsi épargné à Obama une décision que son staff l'avait presque obligé à prendre. Cet amateurisme constitue la différence majeure entre le premier et le second mandat. Obama n'aurait jamais dû laisser partir Brennan. Mais Brennan l'a supplié de le laisser diriger la CIA et il a fini par accepter. Politiquement, il pourrait le payer cher : en général, un président américain se constitue une sorte de « capital politique » sur le terrain diplomatique - un capital qui lui permet de mener à bien son programme intérieur, par définition plus clivant et plus délicat à appliquer. Aujourd'hui, le capital amassé par Obama en politique étrangère est presque nul. Les sondages montrent que les Américains lui font de moins en moins confiance dans ce domaine. Les « petites filles » de l'administration, Rice, Power et consorts, sont en train de saper son influence.
O. G. - Si les « petites filles », comme vous les appelez, lui sont si nuisibles, pourquoi ne les congédie-t-il pas ?
E. L. - Par faiblesse. Susan Rice et Samantha Power travaillent avec lui depuis des années. Elles l'adorent. Mais elles ont une vision sociale-démocrate de l'Amérique et du monde trop idéologique pour un président des États-Unis. Obama ne peut pas se débarrasser d'elles facilement parce que lui aussi leur est très attaché.
O. G. - Pourquoi leur en voulez-vous tant ?
E. L. - Je ne leur en veux absolument pas ! Je constate, simplement. Ces femmes sont aussi enthousiastes qu'incompétentes. Power est une universitaire d'origine irlandaise qui a déjà failli être limogée au cours de la première campagne à cause de ses gaffes à répétition - elle avait notamment traité Hillary Clinton de « monstre » pendant les primaires démocrates. La voilà désormais aux …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :