Les Grands de ce monde s'expriment dans

La "démocrature" russe

Entretien avec Andreï Gratchev, politologue, correspondant à Paris de l’hebdomadaire politique russe Novoe Vremia (Temps Nouveau), par Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique

n° 142 - Hiver 2014

Galia Ackerman - Monsieur Gratchev, vous êtes demeuré proche de Mikhaïl Gorbatchev, dont vous avez été le dernier porte-parole. Que pense-t-il de Vladimir Poutine ? Sa perception de son lointain successeur a-t-elle changé avec le temps ?
Andreï Gratchev - La position de Gorbatchev à l'égard de Poutine - comme la mienne, d'ailleurs - a évolué au fur et à mesure que le phénomène Poutine évoluait. Le président actuel est arrivé aux commandes de l'État après Boris Eltsine - ce même Eltsine qui, ne l'oublions pas, avait provoqué la démission de Gorbatchev et l'éclatement de l'Union soviétique alors que Gorbatchev, lui, aurait voulu préserver l'URSS et en faire une sorte de confédération. Au cours des deux mandats de Boris Eltsine, l'État russe s'est significativement affaibli. Quand il lui a succédé, Poutine a promis d'inverser cette tendance et de renforcer la Russie. C'est pourquoi, d'un point de vue politique mais aussi personnel, Gorbatchev a considéré au départ la démarche poutinienne comme un phénomène positif et stabilisateur. Il a également apprécié le fait que Poutine ait rapidement mis fin aux aspects les plus outranciers, les plus absurdes de l'époque eltsinienne, comme l'emprise des oligarques sur la vie politique. Je le répète : Gorbatchev avait l'impression que Poutine était décidé à restaurer les fonctions fondamentales de l'État, y compris ses responsabilités sociales. Je rappelle que - en bonne partie grâce à la hausse des prix du pétrole - c'est sous Poutine qu'on a commencé à payer régulièrement les salaires et les retraites.
En outre, dès son accession au pouvoir, Poutine a affiché le souci de rétablir une certaine autonomie de la politique extérieure de la Russie - ce qui n'était pas le cas sous Eltsine et, en particulier, dans la première moitié des années 1990. Ce retour en force de la Russie sur la scène internationale plaisait à Gorbatchev.
Mais, dès le second mandat de Vladimir Poutine, entamé en 2004, Gorbatchev est devenu très critique en raison des atteintes aux libertés qui se multipliaient dans le pays. Et, quand en 2011 Poutine (qui était devenu premier ministre en 2008, à l'issue de son second mandat) a annoncé qu'il serait candidat à la présidentielle de 2012, Gorbatchev a été parmi les premiers à lui demander de renoncer à ce projet. À ses yeux, un troisième mandat, même après une pause de quatre ans, eût violé l'esprit de la Constitution, même s'il en eût respecté la lettre. Comme vous le savez, notre Loi fondamentale interdit à un même individu d'effectuer plus de deux mandats présidentiels consécutifs.
G. A. - Justement, en 2008, à l'issue de ses deux premiers mandats, Poutine a cédé sa place au Kremlin à Dmitri Medvedev. Celui-ci est resté président de 2008 à 2012. Avez-vous cru qu'il donnerait un second souffle au régime ou bien avez-vous estimé d'entrée de jeu qu'il n'était qu'une marionnette ?
A. G. - J'avais placé certains espoirs non pas dans la personne de Medvedev, mais plutôt dans ce binôme bizarre qu'il formait avec Poutine. C'était une construction assez artificielle : à eux deux, Poutine et Medvedev ont cherché à occuper l'ensemble de l'espace politique. L'idée était de permettre à l'électorat libéral de se retrouver derrière Medvedev tandis que Poutine devait rassembler la partie conservatrice de la société, ainsi que les fonctionnaires et les structures de force. Mais la bureaucratie déteste la dualité du pouvoir ; elle est élevée dans l'adoration d'un chef unique. À partir du moment où il y a deux chefs, il y a un problème ! L'histoire de la Russie le confirme : les tandems Staline-Trotski ou Gorbatchev-Eltsine n'ont guère duré...
Cette construction ne pouvait donc pas tenir longtemps, mais elle a eu le mérite d'introduire un élément de pluralisme. La partie libérale de la société a vu en Medvedev - même si c'était un dirigeant faible qui n'avait pas la stature d'un chef d'État - un espoir d'évolution du système. Sa présence au Kremlin est apparue comme le signe que la Russie pouvait tourner la page Poutine et progresser vers un régime plus libéral et plus démocratique. Et c'est précisément cette perspective qui a dû alarmer Poutine : il s'est probablement dit que s'il laissait Medvedev au Kremlin pour un mandat supplémentaire, il ne pourrait plus effectuer son retour...
G. A. - Fondamentalement, qu'est-ce qui distingue Poutine de Medvedev ?
A. G. - Dmitri Medvedev est représentatif d'une autre génération de notre classe politique : il n'a pas été formé au KGB, il a treize ans de moins que Poutine, il est beaucoup plus moderne. Il n'a pas, non plus, la même mémoire historique que son prédécesseur et successeur. Ce dernier est un pur produit du système soviétique, pas seulement parce qu'il a été un officier du KGB mais, aussi, parce qu'il devait tout à l'État. C'est ce qui explique la nostalgie qu'il éprouve à l'égard de l'époque soviétique et de cet État qui était à la fois fort et paternaliste - une nostalgie qu'il partage avec une partie importante de la société. Medvedev, lui, ne doit rien à l'État soviétique ; il est un pur produit de la perestroïka. Que serait devenu Medvedev sans la perestroïka de Gorbatchev ? Un petit fonctionnaire au ministère de la Justice, un avocat, un enseignant ? C'est la révolution gorbatchévienne qui a propulsé des jeunes comme lui et qui lui a donné, in fine, la possibilité de devenir chef de l'État à 43 ans.
Une fois élu président, il était dans l'obligation de se faire un nom pour ne pas être considéré comme un homme de paille de Poutine. Il a donc présenté un projet alternatif mettant l'accent sur la modernisation. Ce programme a été plutôt bien accueilli par la partie moderne de la société dont je vous ai parlé il y a un instant - celle d'Internet, par opposition à ce qu'on peut appeler la « société de la télévision », c'est-à-dire la population rurale et provinciale que manipulent les médias d'État. Il est vrai que cette « société d'Internet » ne représente actuellement qu'entre …