Entretien avec Sergueï Guriev, économiste russe, professeur d'économie à Sciences-Po Paris, ancien recteur de la Nouvelle École d'économie (New Economic School), par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale et Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
Isabelle Lasserre et Grégory Rayko - Vous étiez, jusqu'à l'été dernier, l'un des économistes les plus en vue de Russie. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à quitter précipitamment votre pays pour vous installer en France ?
Sergei Guriev - La raison principale est liée à l'affaire Khodorkovski. En 2011, le président Dmitri Medvedev a demandé à neuf experts (trois étrangers et six Russes, dont moi) de rédiger un rapport sur ce procès très médiatisé. Dans ce rapport, nous avons mis en cause le jugement officiel qui avait conclu à la culpabilité de Khodorkovski. Mais lorsque Vladimir Poutine est redevenu président, en 2012, il a ordonné l'ouverture d'une enquête visant à revoir les conclusions de cette expertise et à examiner la probité de ses auteurs. Au printemps 2013, j'ai été interrogé à plusieurs reprises par le Comité d'enquête. On m'a demandé si j'avais été payé par Khodorkovski pour écrire ce que j'avais écrit. J'ai eu beau les assurer que non, les interrogatoires se sont poursuivis. En avril 2013, mon bureau a été perquisitionné. Les enquêteurs se sont emparés de tous les e-mails que j'avais reçus et envoyés depuis cinq ans. Mes amis et collègues m'ont prévenu que la situation devenait dangereuse pour moi. Je craignais que mon passeport fût confisqué. C'est alors que je suis parti. Je n'ai, depuis, jamais regretté cette décision. À Moscou, les perquisitions ont continué. Je sais que mes transactions financières ont été passées au crible. Interrogé sur mon cas, Vladimir Poutine a répondu que je n'avais rien à craindre. Mais il a dit, également, qu'il n'interférerait pas dans l'enquête... et, en général, c'est mauvais signe !
I. L. et G. R. - Hormis le rapport sur l'affaire Khodorkovski, quelles autres raisons pourraient vous avoir valu les foudres du pouvoir ?
S. G. - Certains observateurs estiment que mes problèmes sont également liés au soutien financier que j'ai apporté à Alexeï Navalny (1) à partir de mai 2012. Il ne s'agissait pas de grosses sommes ; mais comme nous n'avons pas été nombreux à l'avoir soutenu publiquement, cet engagement est devenu très « visible ». Il existe une troisième explication à ma disgrâce : dans plusieurs interviews, en particulier au moment du dernier sommet de Davos, j'ai sévèrement critiqué la politique économique de Vladimir Poutine.
I. L. et G. R. - Dans quelles conditions retourneriez-vous en Russie ?
S. G. - Je reviendrai dans mon pays le jour où je ne craindrai plus pour ma liberté. Mais, très honnêtement, je sens que les conditions ne s'y prêteront pas aussi longtemps que l'affaire Khodorkovski ne sera pas close. Or, même s'il vient de sortir de prison, nous ne pouvons pas savoir avec certitude ce que l'avenir lui réserve. S'il se montre trop actif, on pourrait bien l'inculper une fois de plus. Et si je rentre, le pouvoir pourrait vouloir me faire témoigner contre lui, ce que je me refuse à faire. Il est donc peu probable que je puisse rentrer en Russie dans un avenir proche.
I. L. et G. R. - Comment expliquez-vous l'acharnement de Vladimir Poutine à l'égard de Khodorkovski, qu'il a gardé embastillé pendant dix ans ? Et à quoi attribuez-vous la décision de libérer l'oligarque à la fin du mois de décembre?
S. G. - Le long emprisonnement de Khodorkovski était avant tout un message adressé aux autres : tous ceux qui défieront ouvertement le régime seront jetés en prison ou poussés à l'exil, et leurs amis aussi. De la même façon, lorsque Alexeï Navalny a brièvement été mis en prison, il s'agissait, là aussi, d'un signal envoyé par le pouvoir. Quant à la libération de Khodorkovski, je pense qu'il faut avant tout y voir une question de timing politique : à l'approche des Jeux olympiques de Sotchi, de nombreux leaders occidentaux, à commencer par Angela Merkel, ont demandé à Poutine de faire quelques gestes de bonne volonté. Or la réussite des JO lui est très chère. Même s'il existe peut-être d'autres raisons expliquant la grâce qu'il a accordée à son vieil adversaire, celle-ci me semble incontournable.
I. L. et G. R. - Khodorkovski ne risque-t-il pas de causer plus de problèmes à Poutine en liberté qu'en prison ? Pourrait-il, à l'avenir, jouer un rôle politique de premier plan ?
S. G. - Une chose me semble certaine : Khodorkovski n'aurait aucune chance d'attirer énormément de voix sur son nom s'il venait à se présenter à une élection, quelle qu'elle soit : son passé d'oligarque le rend de toute façon détestable aux yeux d'une majorité de la population. D'ailleurs, depuis qu'il est en liberté, il a clairement dit qu'il n'allait pas s'occuper de politique. En revanche, il entend agir pour aider les autres prisonniers politiques du pays, et il souhaite s'impliquer dans l'évolution de la Russie vers une république parlementaire. Sur ces deux questions, il peut avoir un certain impact. Or le régime n'entend guère changer quoi que ce soit sur ces deux dossiers. On peut donc s'attendre à ce que le pouvoir lui mette des bâtons dans les roues s'il se montre trop entreprenant. Il me semble très probable qu'il ne sera pas autorisé à revenir en Russie, lui qui dès sa libération a été mis dans un avion pour l'Allemagne...
I. L. et G. R. - Les autres experts qui ont co-écrit le rapport Khodorkovski avec vous ont-ils connu les mêmes problèmes ?
S. G. - Oui. Leurs bureaux ont été perquisitionnés, leurs documents de travail confisqués. Certains d'entre eux ont quitté la Russie, d'autres ont perdu leur emploi.
I. L. et G. R. - On dit d'Alexeï Navalny qu'il est devenu le premier opposant à Vladimir Poutine. Pourquoi ? Quel type d'homme est-il ? Quel avenir lui prévoyez-vous?
S. G. - Sa principale qualité est le courage. Lorsque j'ai quitté la Russie, il m'a écrit pour me dire que le soutien que je lui avais apporté était probablement l'une des raisons de mes ennuis judiciaires, mais qu'il me demandait malgré tout de réitérer ce soutien ! Cet homme …
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