Entretien avec Ana Palacio, ancienne ministre espagnole des Affaires étrangères, par Baudouin Bollaert, ancien rédacteur en chef au Figaro, maître de conférences à l'Institut catholique de Paris
Baudouin Bollaert - Le Maroc est-il destiné à entrer un jour dans l'Union européenne ?
Ana Palacio - Poser cette question en pleine crise de la construction européenne, c'est presque une provocation ! Mais je trouve cette provocation saine. « Shake the boat ! », comme disent les Américains. Vous diriez en français qu'il faut secouer le cocotier... L'élargissement est bien la dernière question que se pose l'Union européenne en ce moment.
B. B. - Donc, le moment n'est pas venu...
A. P. - Vous m'avez comprise...
B. B. - Et si la Turquie finissait par adhérer à l'Union européenne, le Maroc devrait-il poser, à son tour, sa candidature ?
A. P. - La Turquie comme le Maroc sont des interlocuteurs extrêmement importants pour l'UE. Mais ce sont deux pays très différents. Je ne vois pas de corrélation entre leur situation respective face à l'Union européenne et je n'en cherche pas. Les actuelles négociations avec la Turquie, malgré quelques progrès, restent empoisonnées. Le Maroc, lui, joue ses atouts avec prudence. Car la vraie question est celle-ci : à quoi ressembleront les pays du pourtour méditerranéen dans cinquante ans ? Je suis incapable de vous le dire !
B. B. - Êtes-vous d'accord avec le roi du Maroc, Mohammed VI, quand il plaide pour un statut qui serait un peu plus que l'association avec l'UE et un peu moins que l'adhésion ?
A. P. - Le Maroc bénéficie déjà, depuis 2008, d'un « statut avancé » qui correspond au souhait du souverain. La Commission européenne a d'ailleurs annoncé en novembre dernier l'adoption de la deuxième partie de son programme d'action 2013 en faveur du royaume. Ce programme, d'un montant total de 176,9 millions d'euros, traduit l'engagement de l'UE vis-à-vis du Maroc. Mais moi, ce que je préfère, c'est la formule de Romano Prodi. L'ancien président de la Commission de Bruxelles disait : « On partage tout, sauf les institutions ! » Voilà qui reflète bien, à mon avis, l'esprit de la Politique européenne de voisinage (1)...
B. B. - À ce jour, la Politique européenne de voisinage (PEV) compte 16 partenaires. Elle avait pour objectif d'assurer la prospérité, la stabilité et la sécurité aux frontières de l'Europe. Dix ans plus tard, les résultats sont pour le moins mitigés...
A. P. - Certes, les temps ont changé depuis le lancement de la PEV en 2004. Les coffres de l'UE sont vides et il est devenu plus difficile de partager. Mais la politique de voisinage a réussi à rééquilibrer l'action de l'UE entre les pays de l'Est, d'un côté, et les pays du Sud, de l'autre. Un exemple : lors de sa création, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) ne s'adressait pas du tout aux pays du Bassin méditerranéen. Aujourd'hui, elle travaille avec certains d'entre eux, dont le Maroc. Il n'y a plus qu'une seule Politique européenne de voisinage. Cela me semble plus juste et plus cohérent.
B. B. - L'adhésion de la plupart des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union européenne explique-t-elle cette volonté de rééquilibrage ?
A. P. - Souvenez-vous : le programme Phare, lancé en 1989, a permis à ces pays de préparer leur entrée dans l'Union. Le programme TACIS, en 1991, a encouragé la démocratisation, le renforcement de l'État de droit et la transition vers l'économie de marché des nouveaux États nés de l'éclatement de l'Union soviétique. Or rien de tel n'avait été imaginé à l'époque en faveur des pays du Sud. Il fallait donc rétablir un équilibre.
B. B. - Pourtant, les Européens ont lancé le processus de Barcelone en 1995 (2), puis l'Union pour la Méditerranée (3) en 2008. Le Sud n'a pas été oublié, même si les progrès restent modestes...
A. P. - C'est assez vrai. Mais il n'est pas raisonnable de comparer le succès que représente l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union et l'échec relatif de la coopération avec les pays méditerranéens. Cela dit, si vous relisez le texte de la déclaration de Barcelone, signée il y a presque vingt ans, vous vous apercevrez qu'elle n'était pas réaliste. Sur une vingtaine de paragraphes, si ma mémoire est bonne, dix-huit sont consacrés à des questions de gouvernance et de droits de l'homme... Or, très vite, le processus euro-méditerranéen a été pris en otage par ces deux dossiers lourds que sont l'immigration et le terrorisme.
B. B. - Sur le terrorisme et l'immigration, en tout cas, Rabat collabore avec l'Union européenne, quitte à être critiqué par certaines ONG...
A. P. - Oui, c'est vrai, l'exemple du Maroc prouve qu'il est possible de travailler ensemble. Mais il n'en demeure pas moins que les plus grandes avancées du royaume du Maroc ont été accomplies dans le domaine commercial où la réception de l'acquis communautaire, autrement dit l'ensemble du corpus juridique qui lie les pays de l'UE entre eux dans ce secteur, progresse. Bien sûr, le mérite en revient d'abord aux Marocains. Et, en ce qui concerne le droit de la famille, le mérite revient aux femmes, aux mouvements civiques et au roi. Les Européens auraient tort, toutefois, de minimiser leur rôle, même s'ils aiment bien pratiquer l'auto-flagellation !
B. B. - Plutôt que de lancer un partenariat avec la quasi-totalité des pays du pourtour méditerranéen, n'aurait-il pas mieux valu se concentrer sur le Maghreb ?
A. P. - La vérité est que les résultats varient énormément d'un pays à l'autre. Notre ambition reste néanmoins inchangée : nous souhaitons construire un ensemble commun autour de ce « continent liquide » qu'est le mare nostrum.
B. B. - Est-ce pour cette raison, entre autres, qu'on a remplacé le processus de Barcelone par l'Union pour la Méditerranée ?
A. P. - Le processus de Barcelone était devenu trop bureaucratique, c'est sûr. L'Union pour la Méditerranée a voulu, elle, se focaliser sur des projets concrets, comme la lutte contre la pollution marine. Mais Nicolas Sarkozy, qui est à l'origine de cette initiative, a eu du mal à convaincre les Européens, à commencer par l'Allemagne, …
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