Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les cinq sages de Madame Merkel

Entretien avec Peter Bofinger, économiste, membre du Conseil allemand des experts économiques, par Jean-Paul Picaper, responsable du bureau allemand de Politique Internationale.

n° 142 - Hiver 2014

Peter Bofinger

Jean-Paul Picaper - Monsieur le professeur, vous faites partie du Conseil des experts qui aide le gouvernement allemand à élaborer sa politique économique et financière. Mme Merkel suit-elle vos conseils ?
Peter Bofinger - Je le crois. Si tel n'était pas le cas, nous ne nous imposerions pas tout ce travail et nous ne nous engagerions pas au service du gouvernement. Mais il y a des moments où l'on suit plus nos avis que d'autres. Cela dépend. Outre les sphères dirigeantes, le Conseil des experts a également une grande influence sur l'opinion allemande.
J.-P. P. - Êtes-vous content de la chancelière ?
P. B. - Tout ce que je peux vous dire, c'est que, au cours de la période difficile que nous venons de traverser, elle a fait du bon boulot. Elle a créé les conditions nécessaires pour que l'Allemagne s'en tire bien et que la zone euro soit stabilisée. Un bémol cependant : j'aurais souhaité que, dans cette crise, on adoptât une attitude plus offensive et qu'on n'imposât pas des programmes d'austérité aussi extrêmes aux pays en difficulté. On leur a infligé une overdose d'austérité. Or une overdose est en économie aussi nocive qu'en médecine. Je pense que les choses iraient mieux, aujourd'hui, si l'on s'en était abstenu.
J.-P. P. - Dans quelle mesure cette bonne santé économique de l'Allemagne a-t-elle contribué au récent succès électoral de la chancelière ?
P. B. - À coup sûr, ces bons résultats ont joué un rôle. Ce qui m'étonne, c'est que le parti libéral FDP n'en ait pas bénéficié. Il était au gouvernement. L'économie va bien. Et, pourtant, les électeurs n'en ont pas tenu compte. C'est étrange.
J.-P. P. - Il est probable que le parti anti-euro AfD a mordu sur l'électorat du FDP, l'empêchant ainsi d'atteindre la barre des 5 % (5)...
P. B. - C'est vrai, l'AfD a pris énormément de voix au FDP. Un vrai acte de cannibalisme. De nombreux conservateurs qui votaient autrefois FDP se sont reportés sur ce nouveau parti. Ce n'est pas la seule cause de l'échec du FDP, mais cela y a contribué à coup sûr.
J.-P. P. - Au cours des négociations pour la formation du nouveau gouvernement, Mme Merkel a fait savoir qu'elle accepterait d'instaurer en Allemagne un salaire minimum garanti, décision très remarquée en France. N'est-ce pas une entorse à la doctrine libérale allemande selon laquelle l'État n'a pas à intervenir dans la fixation des prix et des salaires ?
P. B. - Pas du tout. En optant pour un salaire minimum, l'Allemagne ne fait que s'aligner sur les autres nations industrialisées. Elle faisait jusque-là figure d'exception. Voyez les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui sont les représentants les plus éminents de l'économie libérale : ils appliquent le salaire minimum. Ce salaire de base existe dans tous les pays civilisés, qu'ils soient sociaux-démocrates ou néo-libéraux. Au demeurant, ce salaire minimum ne sera pas fixé chez nous par le gouvernement mais par une commission composée de représentants des syndicats et du patronat, comme cela se fait en Grande-Bretagne dans le cadre de la « low pay commission ».
J.-P. P. - À l'époque où elle était ministre des Finances, la présidente du Fonds monétaire international Christine Lagarde avait dénoncé le « dumping salarial » allemand. Avait-elle raison ?
P. B. - Pour la période 2005-2007, la critique était justifiée. Nous avions procédé à un gel des salaires afin de sortir de la récession dans laquelle l'Allemagne avait plongé vers 2002-2004. Mais, depuis 2007, les salaires et le pouvoir d'achat se sont nettement améliorés.
J.-P. P. - L'économie allemande est restée concurrentielle malgré un euro fort. Au final, la monnaie unique n'a-t-elle pas avantagé l'Allemagne au détriment de ses partenaires de l'Union économique et monétaire ?
P. B. - L'euro n'est fort que depuis une date récente. Avant cela, et depuis sa mise en circulation en 2002 (6), son taux variait. Il était tantôt fort, tantôt faible. Notre économie a évolué, elle aussi, en matière de compétitivité. Le problème tient à ce que l'euro s'est nettement renchéri au cours des douze derniers mois. Cette ascension de la monnaie unique sape les efforts des pays qui cherchaient à rester globalement compétitifs en recourant à des baisses minimales des salaires. Là est aujourd'hui le problème.
J.-P. P. - Autrefois, c'étaient les dévaluations qui servaient d'amortisseurs ; à présent, ce sont les salaires et les prestations sociales. Je reviens donc à ma question : la bonne santé de l'économie allemande ne s'est-elle pas construite au détriment du reste de l'Europe ?
P. B. - Non, ce serait méconnaître les faits. L'économie allemande a, au fond, toujours été très puissante. On avait un peu perdu de vue cette réalité parce que la réunification nous a imposé un énorme effort d'adaptation.
À la base, notre prospérité résulte de notre modèle d'entreprises. Celui-ci se caractérise par l'existence de très nombreuses PME extrêmement flexibles qui ne dépendent pas des marchés internationaux des capitaux. De ce fait, nous évoluons dans un environnement stable et durable. Ces petites et moyennes entreprises sont le reflet d'une très ancienne tradition industrielle.
J.-P. P. - Voulez-vous dire que ces PME empruntent auprès des caisses d'épargne et des banques régionales ou nationales sans recourir aux marchés internationaux ?
P. B. - Absolument, et c'est sur ce socle que repose leur solidité. Autre élément important : elles financent la majorité de leurs investissements en puisant dans leurs propres bénéfices.
J.-P. P. - En France, un quart des jeunes sont au chômage alors qu'en Allemagne ils trouvent presque tous rapidement un emploi. À quoi attribuez-vous cette différence ?
P. B. - Ce décalage tient évidemment à la démographie. Nous ne faisons presque plus d'enfants et, de ce fait, il y a beaucoup moins de jeunes qui arrivent sur le marché du travail allemand. Il en va autrement en France où un grand nombre de jeunes cherchent un emploi.
J.-P. P. - Les problèmes auxquels fait face l'économie française sont-ils dus aux erreurs du gouvernement actuel ?
P. B. - Je …