Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les jeux olympiques de Monsieur Poutine

Entretien avec Boris Nemtsov, homme politique russe, ancien vice-premier ministre (1997-1998), co-président du parti d'opposition RPR-PARNAS (Parti républicain de Russie - Parti de la liberté du peuple), dirigeant du mouvement Solidarité, par Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique

n° 142 - Hiver 2014

Galia Ackerman - Monsieur Nemtsov, quelle serait, selon vous, la formule qui désignerait avec le plus de justesse les Jeux olympiques de Sotchi ?
Boris Nemtsov - La réponse va de soi : ces Jeux sont la plus grande escroquerie de toute l'histoire de la Russie. Les Jeux olympiques d'hiver de Sotchi ont coûté à nos citoyens plus de 50 milliards de dollars. Ce sont les JO les plus chers de toute l'histoire du mouvement olympique. Leur coût dépasse toutes les éditions précédentes des JO d'hiver cumulées. Or les premiers Jeux d'hiver ont eu lieu en France, à Chamonix, en 1924 ! L'organisation de cet événement a donné lieu à un pillage colossal des fonds publics qui a bénéficié exclusivement aux amis de Vladimir Poutine et, en tout premier lieu, à Vladimir Iakounine, membre éminent de la coopérative Ozero.
G. A. - Avant d'aller plus loin, pouvez-vous nous dire quelques mots d'Ozero ?
B. N. - Il s'agit d'une coopérative créée à l'origine, en 1996, pour construire un ensemble de villas au bord d'un lac (« ozero », en russe), en Carélie. Cette société a été fondée par huit amis de longue date. L'un de ces hommes était Vladimir Poutine, à l'époque inconnu du grand public. Quatre ans plus tard, il a été élu président. Il a immédiatement propulsé bon nombre de ses amis et anciens collègues - au premier rang desquels ses copains d'Ozero - à des postes de responsabilité. Certains se sont retrouvés dans son administration, d'autres dans des ministères, d'autres encore dans de grandes entreprises publiques... Et tous se sont enrichis de façon fulgurante. Exemple parmi d'autres : Vladimir Smirnov, le président de cette coopérative, devenu PDG de Tekhsnabeksport, entreprise monopolistique dans le domaine des livraisons pour toute l'industrie nucléaire russe. Cet enrichissement occupe d'ailleurs tout un chapitre du rapport « Poutine, la corruption », dont je suis l'un des auteurs.
G. A. - Quel rôle Vladimir Iakounine a-t-il tenu dans la préparation des Jeux ?
B. N. - Je rappelle que M. Iakounine dirige depuis 2005 les Chemins de fer de Russie (RJD), qui sont une compagnie appartenant à 100 % à l'État. Auparavant, il a occupé le poste de vice-ministre des Transports. Nous avons découvert que ce fidèle serviteur de l'État possède un domaine dans le district de Domodedovo, au village d'Akoulinino. D'après les agents immobiliers que nous avons interrogés, le prix de sa propriété s'élève à 75 millions de dollars. Or le salaire officiel de Iakounine est de 1,5 million de dollars par an. Faites le calcul... Les documents que nous avons consultés prouvent qu'il a commencé à faire édifier ce domaine précisément à l'époque où il s'est mis à détourner l'argent destiné aux JO.
Ce détournement a pris des formes multiples. Iakounine a, en particulier, fait construire la route la plus chère du monde. Il s'agit d'une voie multimodale de 48 km qui relie la ville d'Adler à la station de ski Krasnaïa Poliana, à la fois par le rail et par la route. Le patron des RJD a confié la mise en oeuvre de ce projet à des sociétés « amies », sans le moindre appel d'offres. Au total, cette route a coûté à l'État, donc au contribuable, la somme astronomique de 9,4 milliards de dollars. À ce prix-là, elle aurait pu être faite d'or pur !
Cet exemple n'est qu'une illustration parmi d'autres de la démesure du projet olympique russe. Songez seulement que la route Adler-Krasnaïa Poliana coûte trois fois et demie plus cher que le programme américain de mission sur Mars ! Pour le prix qu'a coûté cette route de seulement 48 km, on aurait pu construire 1 000 km de routes ultra-modernes en Russie ; on aurait pu bâtir une ville nouvelle de 300 000 habitants ; on aurait pu édifier dans le pays de nombreux stades ou patinoires de hockey et offrir une paire de patins à glace à chaque habitant ! Mais tout est allé à Iakounine, camarade de Poutine au KGB, et à la coopérative Ozero.
G. A. - Iakounine n'a pas été le seul à profiter de la « manne » olympique...
B. N. - Bien entendu. Il faut aussi parler de deux autres vieux amis de Poutine, les frères Rotenberg. Ils ont connu le président actuel quand ils étaient tous encore enfants : ils faisaient du judo ensemble. À propos, notre rapport contient une photo de groupe unique en son genre datant de cette époque : sur ce cliché, Poutine ne joue pas un rôle de leader mais plutôt un rôle subordonné. Quoi qu'il en soit, grâce à la précieuse amitié de notre « leader national », les frères Rotenberg sont devenus milliardaires. Ils ont des intérêts dans de nombreux domaines et, notamment, dans l'industrie gazière.
C'est aux Rotenberg que Gazprom a confié, en 2009, la tâche de construire le gazoduc Djougba-Sotchi. Ce gazoduc posé au fond de la mer Noire a pour fonction d'assurer les besoins énergétiques de la ville qui accueillera les JO. Comme dans le cas de la fameuse route de Iakounine, il n'y a eu aucun appel d'offres. Le prix de ce pipeline est cinq fois plus élevé que celui d'équipements comparables construits par des compagnies européennes. Il coûte encore plus cher, au kilomètre, que le Nord Stream qui longe puis traverse la mer Baltique.
Les Rotenberg ont également construit des routes à Sotchi même, là encore à un prix dément. Chaque kilomètre de route a été estimé à 170 millions de dollars. C'est du pillage pur et simple. Au total, les prestations des frères Rotenberg ont coûté au budget russe la bagatelle de 7 milliards de dollars - c'est plus que le coût total des derniers JO en date, tenus à Vancouver, au Canada, en 2010 ! En outre, il faut comprendre que la majorité écrasante des épreuves de ces Jeux olympiques d'hiver seront organisées dans une espèce de marais subtropical, sur les rives de la mer Noire, dans la vallée d'Imereti, et non pas dans les montagnes. Six …