Entretien avec Laurent Fabius, Ministre des Affaires étrangères depuis mai 2012 par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
Isabelle Lasserre - Monsieur le Ministre, quelle vision du monde aviez-vous avant de prendre ce poste ? Quelles sont les nobles causes qui vous ont mobilisé, en matière internationale, avant votre entrée au Quai d'Orsay ?
Laurent Fabius - L'un de mes premiers engagements fut en faveur des libertés au Chili, à l'époque du général Pinochet et de Salvador Allende. Attaché aux droits de l'homme, je me suis engagé dans ce combat. Puis j'ai apporté ma pierre, modeste, à la lutte contre l'apartheid. D'abord comme militant, ensuite comme acteur. Entre 1984 et 1986, lorsque j'étais premier ministre, la France fut à l'avant-garde de cette lutte, même si on l'a un peu oublié aujourd'hui. À l'époque, nous avons dû nous bagarrer avec certains de nos alliés, notamment avec Margaret Thatcher qui allait jusqu'à prétendre que l'apartheid « permettait d'empêcher les Noirs de s'entre-tuer » ! Je me souviens, en particulier, d'une conversation avec elle, au 10 Downing Street : grâce au charme réel qui la caractérisait, elle tentait de me convaincre que ce combat mené par la France contre le pouvoir sud-africain - nous voulions un embargo sur le charbon - était mauvais. J'ai aussi pris position, fortement, au moment où en Pologne le « délicieux » général Jaruzelski luttait contre Solidarité... Toujours les droits de la personne humaine et les libertés. Là-dessus, je n'ai pas changé.
I. L. - Quels sont les grands hommes de votre panthéon personnel ?
L. F. - Je commencerai par les plus récents ! Périclès : grand esprit, grande civilisation, grand siècle. Et Cicéron, que j'ai beaucoup fréquenté dans ma jeunesse. Rapprochons-nous des temps actuels. J'aimerais citer dans leur diversité Jaurès, bien sûr, Blum et Gandhi. J'éprouve aussi une grande admiration pour le général de Gaulle, celui du 18 Juin et du discours de Phnom Penh. Et pour Willy Brandt qui a su rapprocher l'Est et l'Ouest et a fait inscrire cette phrase simple sur sa tombe : « J'ai fait mon possible. » J'ai admiré également la vision de François Mitterrand. On a parfois dit qu'il connaissait trop le passé pour s'en écarter lorsque nécessaire. Je ne suis pas d'accord. Ce n'est jamais un handicap de maîtriser l'histoire et la géographie. Mitterrand a su être audacieux dans les affaires européennes.
I. L. - Acceptez-vous l'idée selon laquelle le démantèlement du communisme a été permis par les actions cumulées de Reagan, de Jean-Paul II, de Gorbatchev et des peuples ?
L. F. - À des degrés divers, certainement. Gorbatchev, l'un des hommes les plus détestés par les Russes, a rendu d'immenses services à la paix. En 1985, j'effectuais un voyage officiel en Allemagne de l'Est ; j'avais rendez-vous avec Honecker, secrétaire général du Parti communiste. Je lui demande ce qui se passerait si le Mur tombait. Glacial, il me répond sans hésiter en quatre mots : « Ce sera la guerre. » Le Mur est tombé, et pourtant il n'y a pas eu de guerre. On le doit largement à Gorbatchev. Ce dernier m'a confié un jour que ce qui avait achevé de le convaincre, c'était la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. « J'ai compris à ce moment-là, m'a-t-il dit, face aux mensonges et aux dissimulations, que notre système était condamné et qu'il devait être totalement changé. » Jean-Paul II, personnage charismatique, a joué évidemment, lui aussi, un rôle considérable. Reagan également, d'une autre façon. Mais c'est surtout le rôle des peuples qui a été fondamental. Au total, quelques hommes, l'accumulation des échecs économiques, la puissance des progrès technologiques, et surtout l'aspiration irrépressible des populations à la liberté, toutes ces forces ont porté en elles la chute de l'URSS.
I. L. - François Mitterrand a dit un jour : les pacifistes sont à l'Ouest et les missiles à l'Est. À l'époque, vous étiez premier ministre. Est-ce une disparité qui, d'une manière ou d'une autre, subsiste aujourd'hui bien que l'Union soviétique ait disparu ?
L. F. - La formule était juste. Certes, l'URSS est morte, mais la Russie existe et veut peser. Toute politique étrangère est à la fois fille de l'histoire - qui est passée - et de la géographie - qui demeure. La cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Sotchi est intéressante à cet égard parce qu'elle révèle la conception que la Russie a d'elle-même aujourd'hui : une puissance attachée à retrouver sa grandeur. Défilaient les moments phares de l'histoire russe, la Grande Catherine, Lénine, Staline, etc. Mais tenons compte, aussi, de la géographie : la Russie n'est loin ni de la Moldavie ni de l'Ukraine. On s'en aperçoit ces temps-ci, n'est-ce pas ?
I. L. - Pour Vladimir Poutine, l'effondrement de l'URSS est « la chose la plus terrible qui soit arrivée au XXe siècle »...
L. F. - Vladimir Poutine exprime ce que ressentent encore de nombreux Russes. L'époque soviétique leur inspire une certaine nostalgie, à la fois fierté et condamnation. Cette nostalgie est celle d'une période bipolaire où s'affrontaient et se reconnaissaient les deux grandes puissances d'alors, États-Unis et URSS. J'ajoute qu'il existe en Russie la peur d'être géographiquement encerclée. Mais le sentiment obsidional ne justifie pas les pratiques impériales.
I. L. - Et pour vous, quelle est la chose la plus terrible qui soit survenue au XXe siècle ?
L. F. - Les guerres et leurs millions de morts. Conflits mondiaux, déportations, crimes de masse, l'Histoire a été tragique en ce XXe siècle porteur aussi de progrès fulgurants. La phrase de Martin Luther King rend bien compte de cette époque : « Les fusées sont téléguidées et les hommes désorientés. » La technologie galope plus vite que la sagesse.
I. L. - Et le phénomène le plus positif ?
L. F. - Les progrès scientifiques et l'émancipation des femmes.
I. L. - Quels chefs d'État étrangers admirez-vous le plus et pourquoi ?
L. F. - S'il a un sens, ce classement ne s'opère ni en fonction du QI des dirigeants ni de leur « bonté ». Il existe des hommes et des femmes qui ont incontestablement fait progresser leur pays et …
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