La crise ukrainienne et ses multiples soubresauts ont suscité des interprétations aussi nombreuses que variées. Dans les pays de l'Union européenne, aux États-Unis et, bien entendu, en Russie et en Ukraine même, les débats font rage. L'Ukraine, affirment les uns, s'est démocratiquement débarrassée d'un régime corrompu et a clairement fait entendre sa volonté de se tourner vers l'UE, dont elle partage les valeurs humanistes ; cette soif de liberté lui a valu les foudres de l'encombrant « grand frère » russe qui n'a pas hésité à s'emparer par la force de la Crimée et à instrumentaliser la minorité russophone d'Ukraine pour déstabiliser la république frondeuse, voire pour la dépecer. Quelle naïveté, s'exclament les autres ! Selon eux, un mouvement aux relents fascistes, dirigé par des responsables au moins aussi corrompus que ceux du camp d'en face et soutenu en sous-main par une Amérique toujours désireuse de pousser ses pions dans ce nouveau « grand jeu », a chassé par la force un président légitime, menacé les russophones de les priver de leurs droits, puis lancé la troupe contre sa propre population.
En Occident, ces débats, souvent fort vifs, portent essentiellement sur l'orientation européenne de l'Ukraine d'aujourd'hui et sur l'aspiration de la Russie de Vladimir Poutine à bâtir et à développer, dans son environnement immédiat, des unions économiques et politiques taillées à sa mesure (1). On fait remonter les racines de la crise au revirement de Viktor Ianoukovitch qui, en novembre 2013, a refusé de signer l'accord d'association que son pays négociait depuis des années avec l'UE ; parfois, à la révolution orange de 2004 (2) ; voire à l'effondrement de l'URSS en 1991. En revanche, dans les deux pays concernés, la discussion se déporte très vite vers des temps plus anciens : chacun rappelle des tragédies vieilles de plusieurs décennies, quand ce n'est pas de plusieurs siècles, et en donne sa propre vision pour mieux accuser l'autre des pires crimes. Les anathèmes pleuvent de toutes parts. Mille ans d'Histoire, de drames et de rancoeurs sont convoqués de part et d'autre, alimentant sans cesse le foyer de la haine entre deux peuples frères et au sein d'un État chaque jour plus ébranlé, où les affrontements ont déjà fait des centaines de morts depuis le début de l'année (3).
Pour y voir plus clair, Politique Internationale a souhaité interroger Georges Sokoloff, l'un des plus célèbres spécialistes du monde russe et de ses marches. Historien, économiste, politologue, G. Sokoloff, qui suit de très près la situation actuelle, cherche à éclairer le présent à la lumière d'un passé qui, selon la formule consacrée, « ne passe pas ». Plus que sceptique envers l'image irénique parfois donnée des vainqueurs du Maïdan, l'expert croit cependant que Petro Porochenko sera capable d'apaiser la situation : le nouveau président ukrainien, estime-t-il, est un bon négociateur capable de trouver un compromis avec le Kremlin. Et si, finalement, le salut de cette région déjà martyrisée par tant de catastrophes résidait dans le pragmatisme de quelques hommes prêts à mettre de côté des siècles de violence ?
N. R.
Natalia Rutkevich - Que s'est-il passé à Kiev en février dernier ? Une révolution démocratique, un changement légitime de pouvoir, un coup d'État ?
Georges Sokoloff - Pour répondre à cette question, il convient de revoir la chronologie des événements principaux : le 12 février, après plusieurs semaines de manifestations protestant à la fois contre la décision de Kiev de se détourner de l'UE pour se rapprocher de la Russie et, au-delà de ce choix stratégique, contre la corruption du système ukrainien dans son ensemble, Viktor Ianoukovitch accepte le principe de la formation d'un gouvernement de coalition. La pression retombe un peu. Mais le 17 février, les heurts entre la police et les manifestants reprennent de plus belle et deviennent plus sanglants que jamais. Jusque-là, le nombre de victimes se comptait sur les doigts d'une main. Mais entre le 18 et le 20 février, une centaine de personnes (dont une vingtaine de membres des forces de l'ordre) sont tuées par balles dans des circonstances toujours non élucidées. Le 21 février, dans un contexte de grande tension, Ianoukovitch signe un accord avec l'opposition, en présence de trois ministres des Affaires étrangères dépêchés par l'UE : le Français Laurent Fabius, l'Allemand Frank-Walter Steinmeier et le Polonais Radoslaw Sikorski. Cet accord entérine le retour à la Constitution de 2004 - c'est-à-dire à la Constitution « orange », qui accordait un grand poids au Parlement et que Ianoukovitch avait fait amender en 2010 pour redonner un pouvoir décisif au président - et annonce la tenue prochaine d'une élection présidentielle anticipée (normalement, ce scrutin était prévu pour mars 2015).
N. R. - Pourquoi ce scénario ne s'est-il finalement pas produit ?
G. S. - Au sortir de la réunion avec Ianoukovitch et les trois ministres européens, les membres de l'opposition ayant pris part aux négociations (Arséni Iatseniouk, Vitali Klitschko et Oleg Tiagnibok (4)) annoncent sur le Maïdan les conditions de cet accord. Ils sont très mal accueillis, notamment par Pravyï Sektor, un groupuscule d'extrême droite (5) qui chauffe les manifestants à blanc et réclame la démission immédiate de Ianoukovitch. Dans le cas contraire, il menace de provoquer une nouvelle flambée de violence... La menace est prise très au sérieux. Ce même soir, très tard, la Rada vote l'impeachment du président. Ce dernier se sauve la nuit même et réapparaît quelques jours plus tard en Russie.
N. R. - Comment expliquez-vous cette brusque accélération des événements ?
G. S. - Selon moi, il est évident que les députés ont craint pour leur intégrité physique, voire pour leur vie. Un accord rationnel venait d'être trouvé, le chemin vers la sortie de crise était tracé... mais il y a eu un coup de force réalisé par des gens capables de faire peur, vraiment peur. Ianoukovitch s'est esquivé extrêmement vite. La Rada - où le Parti des Régions de Ianoukovitch était majoritaire - a voté sa destitution extraordinairement vite. Les députés ukrainiens sont connus pour leur capacité à changer d'avis rapidement moyennant finance... mais là, ce n'était pas une …
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