Né en 1962 à Moscou, le philosophe et géopoliticien Alexandre Douguine a repris à son compte une théorie créée par des émigrés russes dans les années 1920 : l'eurasisme. Selon cette vision du monde, l'Union soviétique n'était qu'un nouvel avatar de l'Empire russe - un espace dont l'étendue et la multi-ethnicité nécessitaient un État centralisé fort, une assimilation forcée des populations frontalières « dangereuses » et une répression constante de toute forme de démocratie, d'autogestion ou de revendication de libertés individuelles. Pour les eurasistes, la Russie représente une civilisation unique dotée de sa propre mission historique : créer un nouveau centre de puissance et de culture qui éclairera le reste du monde - et cela, d'autant plus que l'Occident est voué à la décadence.
Dès l'éclatement de l'URSS, Douguine devient le chantre d'une révolution conservatrice ; la Russie, explique-t-il, doit reprendre le contrôle des anciennes républiques soviétiques et, plus globalement, se placer à la tête d'une « civilisation terrestre » fondée sur l'étatisme, l'idéalisme et le principe de la suprématie du bien commun. Cette civilisation se confrontera nécessairement à la « civilisation maritime », incarnée en premier lieu par les États-Unis et fondée sur l'individualisme, le commerce et le matérialisme.
Dans les années 1990, Douguine n'est qu'un penseur marginal qui prône sans grand succès une synthèse du socialisme et d'une idéologie d'extrême droite ouvertement fascisante. Mais au cours de la décennie suivante (une période marquée par les mandats successifs de Vladimir Poutine qui s'installe au Kremlin en 2000), son influence s'accroît nettement. Ses idées séduisent une part toujours croissante de la société russe et sont particulièrement populaires parmi les militaires. Ses livres, dont certains sont publiés en France, deviennent des bestsellers dans sa patrie.
Allié aux cercles russes les plus réactionnaires, Douguine crée un « Mouvement eurasien international » qui réunit des chercheurs, des politiques, des parlementaires et des journalistes de plusieurs pays unis par la haine du libéralisme et des États-Unis. Ce mouvement joue un rôle important dans la collusion que l'on observe entre les partis d'extrême droite européens et le pouvoir russe. En France, Douguine est étroitement lié à des personnalités de la droite radicale comme Alain Soral (qui a préfacé son dernier livre) et Alain de Benoist. Douguine se fait le chantre d'un futur « État eurasien » qui doit comprendre tous les États post-soviétiques ainsi que les pays de l'Europe de l'Est et exercer un « protectorat » sur l'ensemble du continent européen. À l'est, cet État devrait, considère-t-il, envisager l'annexion de la Mandchourie, de la Mongolie et du Tibet.
La popularité de Douguine, fréquemment invité à la télévision russe, ne serait sans doute pas possible si le Kremlin n'approuvait pas ses thèses, au moins de façon tacite. Plus Vladimir Poutine impose un mode de gouvernement autoritaire, plus Douguine est en cour. Depuis plusieurs années, le philosophe est régulièrement en contact avec un conservateur russe très influent, Sergueï Glaziev (1), qui est actuellement le conseiller du président Poutine pour l'intégration eurasienne.
Alexandre Douguine approuve de tout coeur l'annexion de la Crimée mais estime que la Russie ne devrait pas s'arrêter en si bon chemin : il exhorte le président Poutine à occuper l'est et le sud de l'Ukraine. Le penseur, très prolifique, offre en outre des fondements « théoriques » à la position ultra-conservatrice du président russe sur des sujets tels que la limitation des libertés, l'interprétation « traditionnelle » de la famille, l'intolérance à l'égard de l'homosexualité et le soutien inconditionnel envers une Église orthodoxe russe qu'il voit comme un élément central de la renaissance de la Russie en tant que grande puissance.
Au cours des vingt dernières années, l'idéologie de Douguine a influencé une génération entière de conservateurs et d'activistes radicaux qui, à leur tour, militent pour que les grands principes de l'eurasisme soient officiellement adoptés par l'État. C'est à Douguine, ami proche du président kazakhstanais Noursoultan Nazarbaev, que l'on doit l'idée même de la création de l'Union eurasienne - une organisation supranationale qui est désormais le grand cheval de bataille de Vladimir Poutine. Les théories de Douguine prétendent aujourd'hui au rôle d'idéologie principale du pays. D'où l'intérêt que représente cet entretien exceptionnel.
G. A.
Galia Ackerman - Vous êtes l'idéologue de l'eurasisme. Comment résumer ce concept ?
Alexandre Douguine - L'eurasisme est une continuation de la pensée slavophile qui exalte l'originalité de la civilisation russe. C'est une vision du monde qui se base sur la multipolarité. Nous rejetons l'universalisme du modèle occidental, protestons contre le racisme culturel européen et affirmons la pluralité des civilisations et des cultures. Pour nous, les droits de l'homme, la démocratie libérale, le libéralisme économique et le capitalisme sont seulement des valeurs occidentales ; en aucun cas des valeurs universelles.
G. A. - Mais si ces valeurs sont « occidentales », ne devraient-elles pas être aussi celles de la Russie ? Après tout, une grande partie du territoire russe se trouve en Europe et la culture russe est étroitement liée à la culture du Vieux Continent...
A. D. - L'identité russe n'est ni une identité occidentale ni une identité européenne. Nous, les Russes, sommes à moitié européens et à moitié asiatiques. Nous avons donc notre identité propre, qui ne se résume à aucun de ces deux ensembles. D'ailleurs, l'un des objectifs de l'eurasisme consiste à valoriser l'apport de l'Asie à notre culture et à notre mentalité.
G. A. - Vous avez longtemps été un marginal dans le milieu intellectuel et politique russe ; aujourd'hui, on a l'impression que vous êtes devenu l'un des principaux inspirateurs de Vladimir Poutine...
A. D. - Je n'ai jamais été un marginal : je me suis toujours trouvé au centre de la conscience historique russe. C'est le Politburo soviétique puis le gouvernement de Boris Eltsine qui étaient à côté de la plaque, si vous me permettez l'expression. Dans les années 1990, une petite minorité de politiciens partisans de l'Occident a usurpé le pouvoir et imposé au peuple des valeurs et des décisions qui lui étaient étrangères. Mais avec l'arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin, j'occupe désormais la place qui me revient de droit : j'ai été accepté par l'élite politique en tant que penseur qui exprime l'identité profonde de mon peuple. Les idées que je développe depuis trente ans sont à présent partagées par une partie importante de la société russe et se trouvent à l'origine de la création par Vladimir Poutine de l'Union eurasienne.
G. A. - Dans quelle mesure l'Union eurasienne s'inspire-t-elle de vos idées ?
A. D. - Il ne s'agit pas encore d'une réalisation complète de la philosophie eurasienne. Mais Poutine va dans la bonne direction. Il se débarrasse de plus en plus du libéralisme et de l'influence américaine. Bien sûr, il conserve certaines idées libérales mais son libéralisme économique est soumis aux intérêts nationaux. C'est fondamental. Si l'on considère que les lois du marché libre sont au-dessus de l'État, c'est une chose ; mais si l'on pense que c'est l'État qui prime, c'en est une tout autre ! Or pour Poutine, et je m'en félicite, le libéralisme est une valeur secondaire. L'affaire Khodorkovski l'a bien montré : si les activités économiques d'un individu entrent en conflit avec les intérêts …
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