Les Grands de ce monde s'expriment dans

Que reste-il du rêve européen ?

Élu à trente ans, en 1972, député au Bundestag, Wolfgang Schäuble — né à Fribourg en Brisgau, à quelques kilomètres de la France — parle aussi bien l’allemand (avec l’accent de son terroir) que le français. Très attaché à sa région natale où il a fait ses premières armes au sein de la Jeunesse chrétienne démocrate (CDU), il lui arrive encore de participer à des événements transfrontaliers avec ses amis Philippe Richert, président du Conseil régional d’Alsace, et Fabienne Keller, ancien maire de Strasbourg. Fils d’un député du Landtag de Bade et frère de Thomas Schäuble, récemment décédé, qui fut ministre du Bade-Wurtemberg puis directeur de la célèbre brasserie d’État de ce Land, à Rothaus-Grafenhausen, Wolfgang Schäuble est issu de la minorité protestante du sud-ouest de l’Allemagne. Juriste, avocat, expert en droit fiscal, directeur de la chancellerie sous Helmut Kohl, il occupe depuis 2009 le poste de ministre des Finances après avoir détenu à deux reprises le portefeuille de l’Intérieur (1989-1991 et 2005-2009).

Ce travailleur acharné avait rédigé, au cours de l’été 1990, l’imposant traité de la réunification allemande dont il fut l’architecte. Cloué dans un fauteuil roulant depuis qu’un déséquilibré tenta de l’assassiner de trois coups de revolver à la sortie d’un meeting électoral, le 12 octobre 1990, Schäuble a fait preuve, tout au long de son parcours politique, d’une grande abnégation et d’un immense courage. Dauphin désigné d’Helmut Kohl, il aurait dû lui succéder à la chancellerie. Mais empêtré comme l ’ensemble de son parti dans l ’affaire des « caisses noires », largement exploitée par les médias en 1999-2000, il a cédé la préséance à Angela Merkel. L’« homme de fer de Mme Merkel », comme l’a surnommé l’hebdomadaire le point, incarne plus que quiconque au gouvernement l’orthodoxie financière et le succès de l’économie allemande. Ancien co-auteur du « papier Schäuble-Lamers » qui préconisait, en 1994, une Europe menée par un binôme franco- allemand intégré, Schäuble consacre depuis lors l’essentiel de son énergie à la construction européenne.

J.-P. P.

 

Jean-Paul Picaper Contrairement à l’Allemagne où les partis de gouvernement sont sortis renforcés du scrutin européen du 25 mai dernier, la France a enregistré une percée spectaculaire du Front National au détriment des formations traditionnelles. Ce résultat inquiète-t-il les Allemands (1) ?

Wolfgang Schäuble — Il inquiète d’abord la plupart des Français qui ne se reconnaissent pas dans ces chiffres. Mais c’est évidemment un choc pour tous ceux qui aiment l’Europe, à commencer par les Allemands. Pour quelqu’un comme moi qui suis convaincu que la France et l’Allemagne ont une responsabilité particulière en tant que moteur de l’intégration européenne, un résultat électoral de ce genre en France est doublement douloureux. Cela dit, les Allemands n’ont pas vocation à porter des jugements sur autrui. D’autant que la France n’est pas la seule à être confrontée à ce genre de difficulté. Si nous ne sommes plus capables d’expliquer aux citoyens de ce continent le prix qu’il convient d’attacher à l’unité européenne, alors nous aurons un vrai problème.

J.-P. P. — Est-ce la fin du rêve européen ?
W. S. — Non, nous devons rebondir sur le scrutin du 25 mai et en profiter pour pousser l’Europe en avant. Ce sont les crises qui la font bouger. Parce que l’Europe ne va pas bien, c’est à nous de devenir meilleurs.

L’ancien chancelier Helmut Schmidt, un homme d’expérience (2), avait déclaré avant les européennes : « Le parlement européen doit faire un putsch. » C’est le genre de formule — certes, un peu exagérée — qu’affectionne la Bild Zeitung. Mais qui sait ? Peut-être que les choses vont changer plus qu’on ne le croit (3)...

J.-P. P. — Que peut faire l’Allemagne pour aider la France à sortir de l’ornière ?

W. S. — Là n’est pas la question. Nous avons besoin d’une France forte. Aussi allons-nous tirer ensemble la leçon de ces élections. Nous allons naturellement réfléchir dans le cadre européen, et surtout avec la France, aux moyens de retrouver une croissance durable et de faire baisser le chômage des jeunes. Cela ne se fera pas sans décisions douloureuses. Il faudra rendre des comptes à la population et faire passer l’idée que nous allons dans la bonne direction. Le Conseil des ministres des Finances de l’eurogroupe va prochainement se saisir de ce dossier.

J.-P. P. — Précisément, quelles sont vos relations avec vos confrères de l’Eurogroupe (4) ?

W. S. — Je me suis bien entendu avec pierre Moscovici et je m’entends bien avec Michel Sapin. Nous nous réunissons au moins une fois par mois.

J.-P. P. — L’Eurogoupe est devenu le noyau de l’Europe. La distance entre les 18 membres de la zone euro et les 10 autres membres de l’Union européenne ne tend-elle pas à s’accroître (5)?

W. S. — C’est un danger auquel il faut, en effet, prendre garde. Au parlement européen, on n’apprécie guère ce clivage. Or je pars du principe que le parlement européen doit jouer un rôle de plus en plus important. Mon vœu le …