Entretien avec Paul Kagamé, Président du Rwanda depuis le 17 avril 2000, par Frédéric Encel, docteur en géographie géopolitique, maître de conférences HDR en questions internationales à Sciences-Po Paris, fondateur et animateur des Rencontres internationales géopolitiques de Trouville.
Frédéric Encel - On avait le sentiment que les relations franco-rwandaises tendaient à s'apaiser. Jusqu'à ce qu'une nouvelle crise éclate en avril dernier lorsque vous avez accusé la France de refuser de reconnaître ce que vous appelez sa « responsabilité » dans le génocide de 1994. Du coup, aucun officiel français n'était présent lors des commémorations du 20e anniversaire. Comment expliquez-vous ce regain de tension ?
Paul Kagamé - Nos relations avec les pays étrangers sont guidées par les principes de vérité et de respect mutuel. Notre relation avec la France n'échappe pas à la règle. Nous avons noté quelques avancées positives au cours des dernières années, notamment le premier procès d'un génocidaire présumé en France. Mais le problème de fond réside dans cette propension persistante à déformer l'Histoire.
Chacun a le droit de ne pas assister à la 20e commémoration du génocide contre les Tutsis, mais cela ne change pas la réalité historique. Cela ne change rien à l'implication d'un certain nombre de personnes avant, pendant et après le génocide, ni au fait que des génocidaires ont trouvé refuge à l'étranger et, en particulier, en France. Il est impossible de tordre la réalité par simple commodité ou pour plaire à tel ou tel.
F. E. - Mais, très concrètement, que demandez-vous aux autorités françaises d'aujourd'hui ? Une commission d'enquête façon Sénat belge en 1997 ? Des excuses officielles ?
P. K. - Ce n'est pas à nous de demander des excuses ou quoi que ce soit d'autre. C'est à la France qu'il appartient de choisir la façon dont elle entend examiner son passé. Nous avons regardé le nôtre en face et nous continuerons à le faire. Nous n'avions d'autre choix que de l'affronter. Je le répète : il nous appartient d'inventorier et d'analyser toutes les questions relatives à la tragédie qui s'est déroulée dans notre pays. Mais l'avenir de nos relations avec la France dépendra de la manière dont les uns et les autres se comporteront et assumeront leurs responsabilités à cet égard. Les uns et les autres, c'est-à-dire nous tous.
F. E. - La mémoire du génocide de 1994 a pris en quelques années une place considérable au Rwanda, à la fois dans l'espace, dans le temps, dans les mots et même sur le terrain diplomatique (bonnes relations avec Israël, liens entre les mémoriaux Yad Vashem et Gisozi, etc.). Quelle est la finalité de cette politique ?
P. K. - Ce rappel du passé ne procède pas d'un projet global, mais se compose d'une série d'éléments fondamentaux. Nous voulons honorer la mémoire de tous ceux qui sont morts et apporter du réconfort à ceux qui ont survécu, conformément aux valeurs de dignité nationale qui sont les nôtres. Nous voulons dire la vérité sur ce qui s'est passé tout en nous efforçant d'améliorer la vie quotidienne des Rwandais. Chacun de ces objectifs a son importance ; on ne peut pas privilégier l'un au détriment de l'autre. C'est en essayant de comprendre le génocide que l'on peut éviter que l'Histoire se répète, au Rwanda ou ailleurs.
F. E. - Vous menez à marche forcée une réconciliation nationale fondée sur la négation des anciens clivages entre Hutus et Tutsis. Croyez-vous sincèrement cette politique efficace sur le long terme ?
P. K. - Que les choses soient claires : les termes Hutu et Tutsi ne sont pas prohibés. Il s'agit là d'une interprétation erronée, hélas très répandue. Ce qui est vrai, c'est que l'appartenance ethnique ne figure plus sur les cartes d'identité, où elle servait autrefois d'instrument de division.
Chacun a droit à l'identité hutu, tutsi ou twa aussi longtemps que ce droit n'empiète pas sur celui d'autrui. Nous sommes totalement opposés à toute politique de discrimination qui décide de la vie ou de la mort des gens. Nous sommes une nation de Rwandais riches de nos différences et unis dans un objectif commun : la transformation de notre pays.
F. E. - Vous qui êtes un panafricain convaincu, pensez-vous qu'une fédération d'États d'Afrique subsaharienne soit envisageable compte tenu des nombreux conflits qui ravagent le continent ?
P. K. - Nous sommes optimistes en ce qui concerne l'unification du continent. À l'exception de quelques zones de conflit, l'Afrique présente aujourd'hui un nouveau visage. La fondation de l'Union africaine, qui vise à construire une Afrique meilleure, témoigne de ce changement. L'intégration régionale a déjà commencé, y compris en Afrique de l'Est. Nous avons établi des partenariats dans les domaines du tourisme, du commerce, des infrastructures, et nous traçons notre route vers une fédération politique. Les Africains participent également aux opérations de maintien de la paix en Somalie, en République centrafricaine, au Mali et au Darfour. Bien que le processus rencontre quelques difficultés, l'intégration reste la bonne méthode.
F. E. - Quel est votre objectif lorsque vous dépêchez au Darfour ou en Centrafrique des troupes sous mandat de l'ONU ? Impressionner vos adversaires potentiels par la valeur (reconnue, du reste) de vos soldats ? Atténuer les critiques onusiennes ?
P. K. - Nous participons à ces opérations parce que nous sommes convaincus que les Africains doivent monter en première ligne pour résoudre leurs problèmes. Sur le plan humain, nous pensons que c'est l'attitude qui s'impose. En ce qui nous concerne, nous n'avons pas d'autre motivation. Je mets au défi quiconque de trouver d'autres raisons à notre engagement.
F. E. - Parlons économie, si vous le voulez bien. Avec une croissance moyenne de 7 % depuis près de dix ans, le Rwanda fait figure de « dragon des Grands Lacs »...
P. K. - Le tourisme demeure notre principale source de devises. Le secteur a connu une croissance de 6 % entre 2012 et 2013 et nous espérons que les revenus dépasseront les 440 millions de dollars d'ici à la fin de cette année. La création d'un visa de tourisme unique valable pour l'Ouganda, le Kenya et le Rwanda permettra certainement d'engranger de nouvelles rentrées. Toujours sur le plan économique, nous avons pris des mesures pour renforcer le secteur minier. Nous sommes le premier pays …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :