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Que reste-il du rêve européen ?

Entretien avec Wolfgang Schäuble, ministre allemand des Finances depuis 2009, par Jean-Paul Picaper, responsable du bureau allemand de Politique Internationale.

n° 144 - Été 2014

Wolfgang Schäuble

 

Jean-Paul Picaper Contrairement à l’Allemagne où les partis de gouvernement sont sortis renforcés du scrutin européen du 25 mai dernier, la France a enregistré une percée spectaculaire du Front National au détriment des formations traditionnelles. Ce résultat inquiète-t-il les Allemands (1) ?

Wolfgang Schäuble — Il inquiète d’abord la plupart des Français qui ne se reconnaissent pas dans ces chiffres. Mais c’est évidemment un choc pour tous ceux qui aiment l’Europe, à commencer par les Allemands. Pour quelqu’un comme moi qui suis convaincu que la France et l’Allemagne ont une responsabilité particulière en tant que moteur de l’intégration européenne, un résultat électoral de ce genre en France est doublement douloureux. Cela dit, les Allemands n’ont pas vocation à porter des jugements sur autrui. D’autant que la France n’est pas la seule à être confrontée à ce genre de difficulté. Si nous ne sommes plus capables d’expliquer aux citoyens de ce continent le prix qu’il convient d’attacher à l’unité européenne, alors nous aurons un vrai problème.

J.-P. P. — Est-ce la fin du rêve européen ?
W. S. — Non, nous devons rebondir sur le scrutin du 25 mai et en profiter pour pousser l’Europe en avant. Ce sont les crises qui la font bouger. Parce que l’Europe ne va pas bien, c’est à nous de devenir meilleurs.

L’ancien chancelier Helmut Schmidt, un homme d’expérience (2), avait déclaré avant les européennes : « Le parlement européen doit faire un putsch. » C’est le genre de formule — certes, un peu exagérée — qu’affectionne la Bild Zeitung. Mais qui sait ? Peut-être que les choses vont changer plus qu’on ne le croit (3)...

J.-P. P. — Que peut faire l’Allemagne pour aider la France à sortir de l’ornière ?

W. S. — Là n’est pas la question. Nous avons besoin d’une France forte. Aussi allons-nous tirer ensemble la leçon de ces élections. Nous allons naturellement réfléchir dans le cadre européen, et surtout avec la France, aux moyens de retrouver une croissance durable et de faire baisser le chômage des jeunes. Cela ne se fera pas sans décisions douloureuses. Il faudra rendre des comptes à la population et faire passer l’idée que nous allons dans la bonne direction. Le Conseil des ministres des Finances de l’eurogroupe va prochainement se saisir de ce dossier.

J.-P. P. — Précisément, quelles sont vos relations avec vos confrères de l’Eurogroupe (4) ?

W. S. — Je me suis bien entendu avec pierre Moscovici et je m’entends bien avec Michel Sapin. Nous nous réunissons au moins une fois par mois.

J.-P. P. — L’Eurogoupe est devenu le noyau de l’Europe. La distance entre les 18 membres de la zone euro et les 10 autres membres de l’Union européenne ne tend-elle pas à s’accroître (5)?

W. S. — C’est un danger auquel il faut, en effet, prendre garde. Au parlement européen, on n’apprécie guère ce clivage. Or je pars du principe que le parlement européen doit jouer un rôle de plus en plus important. Mon vœu le plus cher est que les décisions concernant la zone euro ne soient pas prises sans l’accord du parlement. C’est pourquoi j’ai proposé, il y a quelques années déjà, la création d’un parlement de la zone euro. Mme Merkel a toujours soutenu cette initiative. pourquoi ne pas la relancer aujourd’hui ? Certains pays — ils sont nombreux en scandinavie et en Europe de l’Est — souhaitent adopter l’euro. Un seul résiste : le Royaume-Uni.

J.-P. P. — Et le Danemark ?
W. S. — Il y a, au Danemark, de plus en plus d’indécis. La Tchéquie est à présent favorable à l’euro. Quant à la Pologne, son adhésion est programmée. Pour les Polonais, la question n’est plus de savoir « si », mais « quand ». Quoi qu’on fasse, en tout cas, il faut doter la zone euro de meilleures structures décisionnelles tout en évitant que ces structures élargissent le fossé qui nous sépare des pays hors zone euro.

J.-P. P. — Il y aura toujours en France des extrémistes qui vou- dront sortir de l ’euro et quitter l ’Union européenne. Faisons une supposition : que se passerait-il si la France abandon- nait l’euro ?

W. S. — En tant que ministre des Finances, vous comprendrez que je ne peux pas me permettre d’échafauder des scénarios de politique-fiction ! Mais une monnaie européenne sans la France est impensable. Ce serait la fin de l’euro.

J.-P. P. — Quelles seraient les conséquences économiques de la fin de l’euro ?

W. S. — Ce serait une catastrophe, avec des conséquences gravissimes non seulement pour les pays concernés, mais pour toute l’Europe. Au cours des années de crise économique mondiale que nous venons de traverser, avant l’amélioration que nous connaissons, les Anglais n’ont cessé de crier : « Vous autres, Européens, vous avez créé cet euro. Veillez maintenant à ce qu’il reste stable ! » La fin de l’euro emporterait aussi la Grande-Bretagne dans la tourmente. C’est pourquoi il faut l’empêcher.

J.-P. P. — L’euro est désormais la deuxième monnaie de réserve mondiale et paraît même en passe de supplanter le dollar...

W. S. — N’allez pas trop vite en besogne ! LAmérique reste la première puissance du monde et le dollar la principale monnaie de réserve. Ce sont des faits indiscutables. Qui d’autre peut garantir la stabilité de l’espace asiatique ? Qui est capable d’apaiser les tensions dans une europe préoccupée par la crise ukrainienne ? Quant au conflit israélo-palestinien, il ne trouvera pas de solution sans les Etats-Unis. Il ne faut jamais l’oublier : l’unification de l’Europe n’est pas une alternative au partenariat transatlantique, mais un élément de celui-ci. Nous aurons besoin d’une europe forte pour pouvoir influencer les Américains au sein de ce partenariat.

J.-P. P. — En France, le projet de traité de libre-échange transatlantique soulève de vastes polémiques. Nombreux sont ceux, y compris dans les partis modérés, qui pointent du doigt les menaces qu’il représenterait pour certains secteurs comme l’agriculture, la chimie, l’industrie phar- maceutique, etc. Ces craintes …