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Colombie : l'adieu aux armes

La paix en Colombie ? Le président Juan Manuel Santos veut y croire. Dès son arrivée au pouvoir en 2010, cet économiste libéral - qui fut ministre de la Défense de son prédécesseur Alvaro Uribe - a tendu la main aux guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). M. Santos est convaincu que la paix, si elle était signée, permettrait le décollage économique de son pays et contribuerait au bien-être de ses 46 millions de compatriotes.
La Colombie figure d'ores et déjà en bonne place sur la liste des pays émergents. Troisième économie d'Amérique latine (derrière le Brésil et le Mexique), elle enregistre depuis dix ans un taux de croissance moyen supérieur à 4 %, mais demeure très dépendante de ses exportations d'hydrocarbures. Or la chute des cours du brut pourrait entraîner un ralentissement de la croissance. Washington et Bruxelles ont promis, il est vrai, une aide financière, sans en préciser le montant...
Le débat politique, lui, est dominé par le processus de paix. Observateurs et analystes envisagent avec optimisme l'issue des négociations. À en croire les sondages, l'opinion publique reste cependant sceptique. L'ancien président Alvaro Uribe tire à boulets rouges sur le gouvernement. Élu sénateur en mai 2014, il accuse M. Santos de brader la sécurité du pays, de trop céder aux « terroristes », en bref, d'avoir viré au « castro-communisme ». L'accusation ne manque pas de piquant lorsqu'on sait que Juan Manuel Santos est un pur produit de la haute bourgeoisie colombienne. Sa famille a fondé et longtemps détenu le quotidien El Tiempo, et son grand-oncle fut président de la république à la fin des années 1930.
En juin 2014, M. Santos est réélu au deuxième tour de la présidentielle avec 50,95 % des suffrages, grâce aux voix d'une gauche favorable au processus de paix. Ses proches disent le président fin joueur de poker ; ses détracteurs le jugent opportuniste. M. Uribe le qualifie de « traître ».
Entamées dans le secret, les négociations se tiennent officiellement à La Havane depuis octobre 2012. Elles tentent de mettre fin à un conflit armé vieux d'un demi-siècle et à son cortège de douleurs. La guerre, en effet, a fait 200 000 morts et quelque 6 millions de victimes : disparus, invalides, veuves et orphelins, ex-otages et déplacés. Plus de 4 millions de paysans ont été contraints d'abandonner leurs terres.
Dans ce pays grand comme deux fois la France, bardé de cordillères escarpées et de jungles impénétrables, la géographie est la meilleure alliée des rebelles. Longtemps marginale, toujours rurale, l'organisation armée a résisté à tous les assauts et à toutes les tentatives de négociations. La dernière a duré trois ans, de 1999 à 2002, avant de tourner court et de propulser au pouvoir Alvaro Uribe. L'Amérique, engagée par George W. Bush dans une vaste croisade antiterroriste, a largement financé l'effort de guerre colombien. Celui-ci a porté ses fruits : fortes de 17 000 hommes en armes en 2002, les FARC en comptent moitié moins quelques années plus tard. Repliée loin des villes, l'organisation est aujourd'hui affaiblie, sans toutefois être vaincue.
Les négociations actuelles avancent lentement. Trois des six points de l'agenda initialement fixé ont été négociés : la politique rurale, la transformation de la guérilla en parti politique et la coopération en matière de lutte contre le narcotrafic. Mais ces accords partiels - et encore incomplets - n'ont aucune valeur tant qu'un accord de paix global n'est pas signé. L'épineuse question de la justice (sanctions et réparations) et celle du désarmement doivent encore être discutées. Les chefs guérilleros entendent bien échapper à la prison. Et ils refusent toujours l'idée de rendre les armes au pouvoir en place.
Les pourparlers pourraient encore durer des mois. Les défis sont d'autant plus grands que les FARC ne sont pas les seules en lice. Les négociations piétinent avec l'Armée de libération nationale (ELN), la deuxième guérilla du pays qui dispose encore de quelque 1 500 hommes. Quant aux bandes criminelles - dites « Bacrims » -, elles comptent entre 3 000 et 6 000 membres, de source officielle. Ces bandes armées au service du narcotrafic sont les héritières des paramilitaires officiellement démobilisés depuis 2006.
Bien que 4 millions de Colombiens soient sortis de la pauvreté en cinq ans, le pays reste très inégalitaire. Selon les chiffres de l'ONU, il arrive en 14e place sur 134 pays en matière d'écart de revenus. La croissance de la dernière décennie a surtout profité aux plus riches et, dans les campagnes, la misère continue de sévir. La paix permettra-t-elle de mettre fin à cette situation et de réduire les inégalités ? C'est, en tout cas, le pari de Juan Manuel Santos. Et l'espoir des partisans du processus de paix.
M. D.

Marie Delcas - Monsieur le Président, vous avez été réélu en juin 2014 pour un nouveau mandat de quatre ans. À ce stade, quels sont vos motifs de satisfaction ? Et de déception ?
Juan Manuel Santos - Mon principal motif de satisfaction, ce sont nos acquis sociaux. Je vous rappelle que la Colombie se place au premier rang des pays de la région en termes de lutte contre l'extrême pauvreté et de création d'emplois. Quant aux déceptions, je n'en citerai qu'une : la lenteur des négociations de La Havane. Tous les Colombiens aspirent à la paix ; mais les FARC doivent comprendre que la patience du peuple colombien n'est pas infinie.
M. D. - Pourquoi avoir fait de la paix avec la guérilla des FARC une priorité ?
J. M. S. - Parce qu'il y a un temps pour la guerre et un temps pour la paix. Depuis dix ans, notre stratégie militaire a donné d'excellents résultats. Mais toutes les guerres doivent se terminer un jour ou l'autre autour d'une table de négociation. Et ce sont, précisément, nos succès militaires qui ont rendu possible le processus qui se déroule actuellement à La Havane.
M. D. - C'est, en trente ans, la cinquième tentative de négociation avec les FARC. Pourquoi croyez-vous que vous allez réussir là où les autres gouvernements ont échoué ?
J. M. S. - Tout simplement parce que nous avons retenu les leçons du passé. En effet, il n'est pas question pour nous de reproduire les erreurs commises lors des précédents rounds de négociations. Mieux encore : nous avons pris la précaution de nous entourer d'experts qui ont exercé leurs talents un peu partout dans le monde. Résultat : nous avons décidé qu'il n'y aurait pas de cessez-le feu pendant la négociation et pas de zone démilitarisée (1). Et notre règle, désormais, est que rien ne saurait être considéré comme négocié définitivement tant que tout n'est pas négocié. J'ajoute que le dernier mot reviendra au peuple colombien à travers un mécanisme de ratification.
M. D. - Que représentaient les FARC militairement au moment des premiers pourparlers, il y a trois ans ? Quel est leur poids aujourd'hui ?
J. M. S. - Au cours des dernières années, les FARC ont subi de très lourdes pertes, y compris au plus haut niveau : leur numéro 1 et leur numéro 2 ont été tués ainsi qu'une cinquantaine de commandants supérieurs. Leur capacité militaire a été très fortement réduite, mais je ne peux pas dire que les guérilléros ont été vaincus. Ils ont encore suffisamment de ressources pour commettre des attentats ou faire peser une menace sur le pays. C'est pourquoi nos forces armées n'ont pas baissé la garde.
M. D. - Dans les années 1990, plusieurs guérillas dont l'organisation M19 ont déposé les armes. Les paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie se sont démobilisés entre 2003 et 2006 dans le cadre des négociations engagées par le président Alvaro Uribe. Quelles leçons la Colombie a-t-elle tirées de ces expériences ? …