Les Grands de ce monde s'expriment dans

La mécanique djihadiste


À pied, en Jeep ou à cheval, des montagnes afghanes aux villes turques, iraniennes ou yéménites, Olivier Roy a passé une grande partie de sa vie à arpenter le monde musulman. Au croisement de l'anthropologie et de la science politique, il s'est imposé comme un analyste reconnu de l'islam mondialisé. Devenu directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Institut universitaire de Florence, il livre à Politique Internationale ses réflexions sur le maelström oriental. Il y expose une grille de lecture originale, pointant les limites de Daech comme les incompréhensions occidentales, et défend des convictions tranchées sur la « crise des cultures » ou le supposé « retour du religieux ».
M. G.


Mikaël Guedj - Jusqu'où Daech peut-il aller ?
Olivier Roy - Daech a déjà atteint ses limites géographiques, c'est-à-dire celles de l'espace arabe sunnite, à l'exception du nord du Liban et de la Jordanie. Mais les djihadistes se sont mis les Jordaniens à dos en assassinant le pilote de chasse qu'ils avaient capturé. C'est une grossière erreur de propagande car la Jordanie est le dernier pays dirigé par les Arabes sunnites dans l'arc de crise - si l'on considère que les Saoudiens sont d'abord des wahhabi.
Partout ailleurs, Daech est « bloqué » : au Nord, l'organisation fait face aux Kurdes ; chrétiens et chiites tiennent le centre et le sud du Liban (ainsi que l'État libanais), tandis que tout le sud de l'Irak, à partir de Bagdad, est tenu par les chiites irakiens. De plus, les frappes aériennes ont permis de bloquer l'avancée de Daech et ont donné aux autres forces, Kurdes et chiites irakiens, les moyens de se recomposer.
À partir du moment où les djihadistes ne progressent plus, ils perdent leur essence : ils cessent d'être un califat en perpétuelle expansion. On pourrait comparer cette situation avec celle d'une entreprise obligée de progresser si elle ne veut pas être dépassée. Daech, c'est un peu pareil : s'ils ne peuvent plus s'étendre, que leur reste-t-il ? Le terrorisme, c'est-à-dire refaire Al-Qaïda.
M. G. - Si Daech a atteint ses limites géographiques, comment analysez-vous ce qui s'apparente à une percée en Libye ?
O. R. - Je n'y crois pas. Ce n'est pas Daech qui agit en Libye, ce sont des combattants locaux qui se réclament de Daech. Il en allait de même quand AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) se réclamait d'Al-Qaïda : ce n'était pas Ben Laden qui envoyait des troupes sur place. Le conflit libyen n'est pas nouveau. Il y a des acteurs locaux islamistes et une partie d'entre eux a décidé de s'approprier l'appellation Daech - donc ils « font du Daech », avec décapitations et autres.
M. G. - Daech a semble-t-il envoyé des cadres pour organiser des ralliements...
O. R. - Peut-être, mais n'oubliez pas qu'il y a 700 ou 800 Libyens qui sont partis rejoindre Daech en Syrie et en Irak ; il suffit que certains reviennent chez eux pour organiser ces ralliements.
M. G. - Au Pakistan aussi, Daech avance ses pions. Des chefs tribaux lui ont prêté allégeance. Quelle est la force de pénétration de l'organisation dans ce pays ?
O. R. - Le terrain est occupé par les talibans. On peut voir des groupes faire allégeance à Daech, mais cela ne change rien à la nature du combat au Pakistan. Par ailleurs, Baghdadi (l'émir de l'État islamique) demande l'allégeance ; or, si l'on peut imaginer un petit chef taliban prêter allégeance pour se donner de l'importance localement, je vois mal les grands chefs taliban - la famille Haqqani par exemple - faire allégeance à un groupe étranger.
M. G. - Daech cherche également à s'implanter chez les Palestiniens. Ce mouvement …