C'est un défi immense, qu'elle a décidé de relever sans hésiter. À 36 ans, la Géorgienne Eka Zguladze a été nommée vice-ministre de l'Intérieur au sein du nouveau gouvernement ukrainien, le 17 décembre 2014. Elle fait partie des réformateurs étrangers appelés par le président Petro Porochenko pour mener à bien son programme de réformes et éviter la collusion entre le monde politique et les milieux d'affaires - et cela, dans un pays où la corruption reste endémique. Parmi eux, l'ancien président géorgien Mikheil Saakachvili est chargé de superviser l'ensemble des réformes tandis que l'Américaine Natalie Jaresko s'est vu confier le portefeuille des Finances.
Pour accepter ce poste à la fois risqué et prestigieux, Eka Zguladze a dû, comme les autres ministres étrangers, renoncer à sa nationalité et adopter celle de l'Ukraine. La tâche qui l'attend est herculéenne : il s'agit de transformer le « système soviétique » qui caractérise encore le ministère de l'Intérieur ukrainien en un « système occidental ». Kiev compte aussi sur la jeune femme pour reproduire le succès spectaculaire de la réforme des forces de police qu'elle a imposée en Géorgie au milieu des années 2000. Nommée vice-ministre de l'Intérieur de ce pays à seulement 27 ans, puis ministre en 2012, Eka Zguladze est très vite devenue l'un des piliers de l'équipe qui a extirpé la petite république caucasienne du néo-soviétisme dans lequel elle vivotait depuis la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'URSS. Derrière une apparente fragilité, son caractère décidé, frotté à la rudesse de la vie en Géorgie à l'époque soviétique, son sens politique affûté par les conflits avec la Russie, sa connaissance des États-Unis - où elle a étudié - et son énorme capacité de travail ont été remarqués en dehors des frontières géorgiennes, notamment à Washington. En 2013, après la défaite du parti de Mikheil Saakachvili aux élections législatives, elle quitte son poste et s'installe à Paris avec sa famille.
À de nombreux égards, le combat qu'elle est chargée de livrer en Ukraine, aux côtés de Mikheil Saakachvili, ressemble à celui qui fut mené en Géorgie entre 2004 et 2013. À Kiev comme à Tbilissi, il s'agit d'introduire de vraies réformes libérales afin d'affaiblir les ambitions impérialistes de Moscou et de créer un système démocratique basé sur les valeurs européennes. Pour Eka Zguladze, la situation requiert une action urgente : il faut profiter de la fenêtre de tir qu'a ouverte le soulèvement de Maidan pour accélérer la cadence. Certes, la tâche est compliquée par la guerre avec la Russie, qui menace de ralentir le rythme du changement et coûte cher au pays. Eka Zguladze en est persuadée : de la réussite ou de l'échec des réformes ukrainiennes dépendra, en partie, l'avenir de la région...
I. L.
Isabelle Lasserre - Après avoir été vice-ministre puis ministre de l'Intérieur en Géorgie à l'époque du président Mikheil Saakachvili (1), vous venez d'être nommée numéro deux du ministère ukrainien de l'Intérieur. Pourquoi avez-vous accepté ce poste ?
Eka Zguladze - Cette question est au coeur de toute la discussion que nous allons avoir. Je n'ai pas décidé de changer brusquement de carrière. Il s'agit plutôt de poursuivre une lutte que je livre depuis dix ans. L'Ukraine, comme la Géorgie et d'autres pays de la région, se trouve à un tournant de son histoire. Elle est en train de faire des choix qui seront déterminants pour son avenir, mais aussi pour le reste du monde. Les événements d'Ukraine et de Russie ne sont pas une confrontation entre deux pays, ni même entre la Russie et l'Europe. Ce qui est à l'oeuvre, c'est la transformation du post-soviétisme en néo-soviétisme, un phénomène très dangereux auquel certains pays, notamment la Géorgie et l'Ukraine, tentent de résister en exprimant leur volonté de se rapprocher de l'Europe alors que l'Europe, elle, ne prend aucune décision politique pour les soutenir. Ce combat, que mène aujourd'hui l'Ukraine, coule dans mes veines. Je dois y participer. Je le dois absolument car il faut contrer cette menace imminente qui vient de Russie. Si, par passivité ou par inertie, nous laissons passer ce moment, nous nous retrouverons dans un monde que nous n'aimerons pas ; et, alors, les grands affrontements deviendront inévitables.
I. L. - Pourquoi le gouvernement de Kiev a-t-il fait appel à vous ? S'agit-il simplement de transposer à l'Ukraine les recettes qui ont fait le succès des réformes géorgiennes ?
E. Z. - De nombreuses leçons doivent être tirées de l'expérience géorgienne. Pas forcément pour comprendre ce que nous avons fait, mais pourquoi nous l'avons fait et comment nous l'avons fait. C'est très simple : si la Géorgie, l'Ukraine, la Moldavie et les autres pays qui ont fait un choix européen ne se réforment pas, ils tomberont aux mains de la Russie même si le Kremlin ne leur déclare pas la guerre. Car l'intérêt des dirigeants russes n'est pas nécessairement de s'emparer de nouveaux territoires. Le Kremlin livre aussi, et peut-être avant tout, une guerre philosophique. Je suis persuadée que le seul moyen de gagner cette guerre est de réformer le pays de l'intérieur. Lorsque certains me disent que les réformes géorgiennes ont été trop radicales et trop violentes, qu'elles ont été socialement injustes et que finalement les choses se sont mal terminées pour nous (2), bref, qu'elles ne sont pas un bon exemple pour l'Ukraine, je leur réponds qu'il ne s'agit pas de faire de la Géorgie un modèle pour l'Ukraine. L'Ukraine doit conduire ses propres réformes, à son propre rythme. Mais si l'on me demande : l'Ukraine doit-elle se réformer ? je réponds oui ! Doit-elle le faire maintenant ? Absolument ! Est-ce que la guerre complique le processus ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que même si le …
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