Les Grands de ce monde s'expriment dans

Pour une Russie sans Poutine


Sur le site Internet du Parti républicain de Russie (RPR-Parnas), Mikhaïl Kassianov est toujours présenté comme le « co-président » de cette formation, l'une des principales composantes de l'opposition démocratique du pays. Mais, en réalité, il est désormais seul à la tête du RPR. Il n'y a plus de deuxième co-président : ce poste était détenu par Boris Nemtsov dont l'assassinat, le 27 février dernier, à quelques encablures du Kremlin, a frappé la Russie de stupeur.
Deux jours plus tard, le 1er mars, l'opposition avait prévu de manifester contre le régime de Vladimir Poutine. Cette manifestation s'est muée en marche silencieuse en mémoire de Boris Nemtsov et a réuni, en plein coeur de Moscou, quelque cent mille personnes. Mikhaïl Kassianov a pris la tête de cet imposant cortège funèbre venu rendre hommage à son vieil allié.
Le destin des deux hommes a longtemps été lié. Tous deux partisans résolus des réformes libérales dans les années 1990, ils ont détenu des postes élevés dans divers gouvernements sous Boris Eltsine (Nemtsov fut ministre de l'Énergie puis de l'Économie ; Kassianov a détenu le portefeuille des Finances). Tandis que Nemtsov basculait dans l'opposition dès la fin des années 1990, Kassianov, lui, s'est d'abord rangé aux côtés du nouveau président Vladimir Poutine qui en fit son premier ministre lors de son premier mandat (2000-2004). Mais des dissensions se sont rapidement fait jour entre les deux chefs de l'exécutif, notamment lors de l'affaire Ioukos, en 2003. Le démantèlement de ce géant pétrolier privé et l'arrestation de ses dirigeants ne sont pas du goût de Mikhaïl Kassianov, qui conteste publiquement cette décision. Personne n'est surpris quand en février 2004, peu avant d'être réélu pour un deuxième mandat de quatre ans, Vladimir Poutine limoge ce premier ministre récalcitrant.
Au cours des années suivantes, Kassianov rejoint Nemtsov dans l'opposition. Une opposition morcelée, en butte à un système politique qui la réduit à la portion congrue et dont les partis ne cessent de se défaire et de se reformer (le RPR-Parnas est né de la fusion, en 2012, de deux partis préexistants). Aux yeux du grand public, les démocrates libéraux restent les principaux responsables des profondes difficultés que le pays a traversées lors des réformes économiques des années 1990. Les médias, de plus en plus fermement contrôlés par le Kremlin, les présentent systématiquement comme des représentants d'une « cinquième colonne » stipendiée par les États-Unis pour affaiblir la Russie de l'intérieur au moment même où celle-ci, sous la férule de Vladimir Poutine, se redresse enfin. Et le régime n'hésite pas à employer ses fameuses « ressources administratives » pour leur mettre des bâtons dans les roues : M. Kassianov est ainsi empêché au dernier moment de se présenter à la présidentielle de 2008.
Leurs organisations continuent de vivoter et d'organiser des « Marches du désaccord », mais n'obtiennent plus guère de députés aux diverses élections législatives. L'espoir renaît cependant fin 2011-début 2012, quand Dmitri Medvedev, alors président, et son premier ministre Vladimir Poutine annoncent leur intention d'effectuer un « roque », comme aux échecs : lors de la présidentielle de mars 2012, Poutine sera candidat et nommera Medvedev premier ministre en cas de victoire. Ulcérés par ce tour de passe-passe, des dizaines de milliers de Russes descendent dans le froid, à Moscou et dans d'autres grandes villes du pays, à l'appel de l'opposition, pour exiger un vrai renouvellement politique. Mais une fois la présidentielle passée et le « roque » effectué, la mobilisation retombe. Les démocrates continuent de dénoncer, en vrac, la corruption du clan Poutine et du système judiciaire, la mauvaise gestion économique et sociale du pays, le manque de réformes ou encore une politique étrangère agressive, mais peinent à réunir de nouveau des foules importantes.
Le contexte actuel, marqué par une exaltation patriotique sans précédent de la société autour du brûlant dossier ukrainien, a encore marginalisé les opposants comme Nemtsov et Kassianov, toujours plus violemment attaqués par les médias aux ordres du Kremlin. Leur opposition à l'annexion de la Crimée, par exemple, a été présentée comme un acte de trahison pur et simple. Mais la mort violente de Boris Nemtsov a bouleversé la société, bien au-delà du cercle restreint des partisans de ses idées. Le rassemblement massif tenu le 1er mars en sa mémoire sera peut-être considéré, dans quelques années, comme le premier signe du réveil d'une Russie longtemps anesthésiée par la propagande. C'est, en tout cas, ce que veut croire Mikhaïl Kassianov qui décrypte dans cet entretien exclusif la stratégie de Poutine et assène avec force sa conviction : la colère du peuple finira par forcer l'inamovible occupant du Kremlin à partir.
I. L. et G. R.


Isabelle Lasserre et Grégory Rayko - Monsieur Kassianov, nous sommes convenus de consacrer cet entretien à la politique ukrainienne de Vladimir Poutine. Mais comment ne pas évoquer, d'abord, l'assassinat dont a été victime, le 27 février dernier, votre ami Boris Nemtsov qui co-présidait avec vous le Parti républicain de Russie ? L'enquête est en cours. Quelle est votre vision de cette tragédie ?
Mikhaïl Kassianov - Un groupe de Tchétchènes est accusé d'avoir commis ce crime odieux. Selon moi, il est possible que ces suspects aient effectivement été les exécutants. Mais je n'accepterai jamais l'explication selon laquelle cet assassinat aurait été motivé par des considérations à caractère religieux (1). Boris était un champion de la liberté de religion, un défenseur des droits des minorités en Russie, notamment de ceux de la communauté musulmane, et un farouche opposant à la guerre en Tchétchénie. Pour moi, et pour beaucoup d'autres, il n'y a aucun doute : il a été la victime d'un assassinat politique. Il est absolument fondamental de découvrir non seulement l'identité de toutes les personnes mêlées à la mise en oeuvre de ce crime, mais aussi celle des commanditaires.
I. L. et G. R. - D'après vous, le pouvoir russe est-il réellement déterminé à faire la lumière sur tous les tenants et aboutissants de cet assassinat ?
M. K. - Je crois que Poutine prend l'enquête au sérieux... mais seulement en ce qui concerne les exécutants, pas en ce qui concerne les organisateurs. Les autorités préféreraient, dans l'absolu, attribuer ce crime aux Occidentaux ou aux Ukrainiens ; mais elles n'ont pas la possibilité de le faire. Même selon les normes en vigueur en Russie, ce serait « trop gros ». C'est pourquoi elles sont prêtes à accepter n'importe quelle version, à l'exception de l'assassinat politique... Je ne peux guère en dire plus pour l'instant.
I. L. et G. R. - Vous avez dit que le régime aurait aimé pouvoir accuser Kiev du meurtre de Boris Nemtsov. À quel point Vladimir Poutine est-il obsédé par l'Ukraine ? Que veut-il obtenir de ce pays ? Quel est son but ultime sur le dossier ukrainien ?
M. K. - Le but principal de Vladimir Poutine, dans tout ce qu'il entreprend, est de conserver le pouvoir. Je n'ai aucun doute sur ce point. Le président russe comprend parfaitement que le modèle qu'il a construit, ce mélange de « démocratie dirigée » et de « capitalisme des copains et des coquins », ne peut pas produire de croissance. Dès lors, il est inévitable que la Russie soit confrontée à de graves problèmes économiques et sociaux. Pour éviter que la population lui demande des comptes, le chef de l'État a besoin d'asseoir sa popularité en remportant des victoires prestigieuses sur le plan international ; et pour attribuer à d'autres la responsabilité des problèmes du pays, il a besoin d'ennemis. Cet ennemi est tout trouvé : c'est l'Occident. Tous les régimes autoritaires fonctionnent de cette manière ; la Russie de Poutine ne fait pas exception à la …