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L'Ukraine face à l'agression russe

Entretien avec Arséni Iatseniouk, Premier ministre d'Ukraine depuis février 2014 par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service étranger du Figaro

n° 147 - Hiver 2015

Arséni Iatseniouk


Isabelle Lasserre - Depuis la chute de Viktor Ianoukovitch, la Russie a annexé la Crimée et Kiev a, au moins temporairement, perdu le contrôle du Donbass. Au moment de la victoire d'EuroMaïdan, en février 2014, auriez-vous pu envisager un tel scénario ?
Arséni Iatseniouk - C'est une longue histoire. Le président Vladimir Poutine, dans une récente interview (3), a témoigné contre lui-même en reconnaissant qu'il avait personnellement ordonné l'annexion illégale de la Crimée et envoyé des troupes et des forces spéciales dans la péninsule. Il a ainsi rendu caducs tous ses précédents dénis. Mon opinion est que la Russie avait prévu ces agressions militaires depuis la Révolution orange de 2004 (4). Il a fallu dix ans au Kremlin pour moderniser son armée et trouver le bon moment pour appliquer ce plan en envahissant l'est de l'Ukraine et en annexant la Crimée. Nous ne pouvions donc pas imaginer que Vladimir Poutine deviendrait un agresseur, un dictateur, un envahisseur et un président prêt à commettre un tel crime international. Je le reconnais : je ne m'y attendais pas.
Mais je ne suis pas le seul à ne pas avoir prévu ce qui allait arriver. Les responsables occidentaux n'ont cessé de dire qu'il fallait « apaiser » la Russie, s'en faire une amie, établir avec elle un nouveau type de relations. Vous vous souvenez de l'époque du « reset » (5) ? Le monde était sourd et aveugle. Quand la Russie s'est retirée du traité CFE (6) en 2007, quand la Russie a envahi la Géorgie en 2008, quand la Russie a annexé la Crimée en 2014, quand la Russie a envahi l'est de l'Ukraine dans la foulée, qu'avons-nous fait ? Nous avons négligé ses intentions, nous avons été trop « relax ». Nous avons cru que la raison finirait par prévaloir. Nous pensions que les leçons de la Seconde Guerre mondiale avaient été apprises par tous, qu'il n'était plus possible que des atrocités et des crimes soient à nouveau commis sur le continent européen...
I. L. - Et maintenant, quel est le plan de Poutine ? Quelle est, selon vous, la prochaine étape ?
A. I. - Les plans de Vladimir Poutine n'ont pas changé depuis 2004. Son objectif est de faire renaître quelque chose qui ressemble à l'Union soviétique. Il rêve de faire basculer l'Ukraine dans la sphère d'influence de la Russie, de lui imposer le type de relations qui existaient du temps de l'empire. Son but est de s'imposer, partout où il le peut, aux dépens de l'Occident. Et s'il y a bien une chose dont je sois sûr, c'est qu'il ne changera jamais d'avis. Comprenez bien que le président russe se sent dépositaire d'une mission sacrée qui vise à restaurer l'Union soviétique, à étendre le « monde russe », à protéger les minorités russes à l'étranger, à promouvoir l'Église orthodoxe russe. Tels sont les piliers fondamentaux de sa politique. J'ajoute que, pour demeurer populaire en Russie, il a besoin de tensions ou d'affrontements à l'extérieur des frontières.
I. L. - Quand Vladimir Poutine affirme, comme il l'a fait récemment (7), qu'il aurait été prêt à défendre la Crimée avec des armes nucléaires, quelles conclusions faut-il en tirer ?
A. I. - Vladimir Poutine ne connaît aucune limite, aucun frein. En faisant cette déclaration il ne menace pas seulement l'Ukraine mais toute la planète ! Il menace la France, l'Allemagne, l'Union européenne, les États membres de l'Otan. Ces propos sont inacceptables. En brandissant une telle menace, Vladimir Poutine viole l'accord de non-prolifération nucléaire qui est la colonne vertébrale de l'ordre mondial d'aujourd'hui. Croit-il qu'il n'en paiera pas le prix ? Le temps viendra où il devra payer pour tout ce qu'il a fait et dit.
I. L. - Pensez-vous que l'Ukraine finira par récupérer la Crimée ? Combien de temps cela prendra-t-il ? Comment comptez-vous procéder, concrètement ?
A. I. - Mon but est de le faire aussi vite que possible. Mais nous devons être pragmatiques et réalistes. Il nous faut avoir conscience que ce n'est pas un objectif facile à atteindre et que ce problème ne peut pas être réglé du jour au lendemain. Est-ce faisable ? Oui. Nous croyons que la Russie, à l'avenir, sera plus démocratique, plus transparente qu'elle ne l'est aujourd'hui, et qu'elle finira par respecter les lois internationales. Mais le fait de croire en une telle évolution n'est pas suffisant. Nous devons persuader Moscou de faire en sorte que ces espoirs se réalisent. Primo : le monde ne doit pas reconnaître l'annexion illégale de la Crimée. Il doit condamner et isoler la Russie. Secundo : les sanctions prises contre la Russie doivent rester en place jusqu'à ce que l'Ukraine récupère le contrôle de la Crimée.
I. L. - Vous espérez que la Russie finira par changer. Mais Vladimir Poutine a l'intention de rester au pouvoir jusqu'en 2024. Allez-vous attendre jusque-là ?
A. I. - Vous savez, les dirigeants soviétiques croyaient leur régime éternel. Et les empereurs aussi... Dans le sud de la Crimée, les gens commencent déjà à déchanter. Le niveau de vie baisse, mais ce n'est pas le principal problème. Les habitants étaient habitués au mode de vie ukrainien, qui est attaché aux valeurs européennes, à la liberté d'expression, à la liberté de se réunir, d'entreprendre. Les Ukrainiens et les Tatars de Crimée s'accommodent mal du nouvel ordre russe. Je m'attends donc à ce qu'il y ait des mouvements à l'intérieur de la Crimée. Tout dépendra, en fait, de la réussite de l'Ukraine. Si nous construisons une « success story », les Ukrainiens de Crimée voudront reproduire l'exemple et ils amorceront le processus qui permettra de refaire de la péninsule une partie de notre pays.
I. L. - Et dans le Donbass, avez-vous les moyens de reprendre par la force le contrôle des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk (DNR et LNR) (8) ?
A. I. - Soyons directs : nous ne nous battons pas contre les prétendues DNR et LNR. Nous nous battons contre les troupes russes régulières. Il est clair que …