Entretien avec Eka Zguladze, Vice-ministre de l'Intérieur du gouvernement ukrainien depuis 2014. par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service étranger du Figaro
Isabelle Lasserre - Après avoir été vice-ministre puis ministre de l'Intérieur en Géorgie à l'époque du président Mikheil Saakachvili (1), vous venez d'être nommée numéro deux du ministère ukrainien de l'Intérieur. Pourquoi avez-vous accepté ce poste ?
Eka Zguladze - Cette question est au coeur de toute la discussion que nous allons avoir. Je n'ai pas décidé de changer brusquement de carrière. Il s'agit plutôt de poursuivre une lutte que je livre depuis dix ans. L'Ukraine, comme la Géorgie et d'autres pays de la région, se trouve à un tournant de son histoire. Elle est en train de faire des choix qui seront déterminants pour son avenir, mais aussi pour le reste du monde. Les événements d'Ukraine et de Russie ne sont pas une confrontation entre deux pays, ni même entre la Russie et l'Europe. Ce qui est à l'oeuvre, c'est la transformation du post-soviétisme en néo-soviétisme, un phénomène très dangereux auquel certains pays, notamment la Géorgie et l'Ukraine, tentent de résister en exprimant leur volonté de se rapprocher de l'Europe alors que l'Europe, elle, ne prend aucune décision politique pour les soutenir. Ce combat, que mène aujourd'hui l'Ukraine, coule dans mes veines. Je dois y participer. Je le dois absolument car il faut contrer cette menace imminente qui vient de Russie. Si, par passivité ou par inertie, nous laissons passer ce moment, nous nous retrouverons dans un monde que nous n'aimerons pas ; et, alors, les grands affrontements deviendront inévitables.
I. L. - Pourquoi le gouvernement de Kiev a-t-il fait appel à vous ? S'agit-il simplement de transposer à l'Ukraine les recettes qui ont fait le succès des réformes géorgiennes ?
E. Z. - De nombreuses leçons doivent être tirées de l'expérience géorgienne. Pas forcément pour comprendre ce que nous avons fait, mais pourquoi nous l'avons fait et comment nous l'avons fait. C'est très simple : si la Géorgie, l'Ukraine, la Moldavie et les autres pays qui ont fait un choix européen ne se réforment pas, ils tomberont aux mains de la Russie même si le Kremlin ne leur déclare pas la guerre. Car l'intérêt des dirigeants russes n'est pas nécessairement de s'emparer de nouveaux territoires. Le Kremlin livre aussi, et peut-être avant tout, une guerre philosophique. Je suis persuadée que le seul moyen de gagner cette guerre est de réformer le pays de l'intérieur. Lorsque certains me disent que les réformes géorgiennes ont été trop radicales et trop violentes, qu'elles ont été socialement injustes et que finalement les choses se sont mal terminées pour nous (2), bref, qu'elles ne sont pas un bon exemple pour l'Ukraine, je leur réponds qu'il ne s'agit pas de faire de la Géorgie un modèle pour l'Ukraine. L'Ukraine doit conduire ses propres réformes, à son propre rythme. Mais si l'on me demande : l'Ukraine doit-elle se réformer ? je réponds oui ! Doit-elle le faire maintenant ? Absolument ! Est-ce que la guerre complique le processus ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que même si le pays était stable, il se trouverait des gens pour s'interroger sur la nécessité d'entreprendre des réformes.
Quoi qu'il en soit, je constate que les réformes et les infrastructures que nous avons créées en Géorgie dans les domaines politiques et économiques subsistent malgré tous les efforts déployés par le nouveau gouvernement pour les détruire. Pourquoi ont-elles résisté aux assauts haineux du pouvoir ? Simplement parce qu'elles sont bonnes et qu'elles fonctionnent. Voilà pourquoi la réussite géorgienne devrait donner de l'espoir aux autres pays et les conforter dans la certitude qu'on peut réformer.
I. L. - Nommer des ministres étrangers (3) dans un gouvernement, c'est quand même une idée un peu bizarre... Certains y voient la preuve que l'Ukraine n'a pas les moyens humains de ses ambitions. Ce serait en quelque sorte un aveu de faiblesse...
E. Z. - C'est faux. L'Ukraine est un grand pays doté d'immenses ressources humaines. Le problème, c'est qu'au fil des années les Ukrainiens ont accumulé les déceptions car toutes les réformes précédentes ont échoué. Il est donc difficile de mobiliser les énergies. Pour nous qui avons été invités à travailler dans ce gouvernement, les choses sont un peu plus faciles : nous avons vécu les changements dans nos pays respectifs, goûté à la vie d'un État sorti du soviétisme et du post-soviétisme. Nous croyons aux réformes. Or, dans un cas comme celui-ci, c'est la moitié du travail. Notre présence se justifie par la vertu de l'exemple : nous apportons notre expérience, notre bilan et accréditons le fait que les choses peuvent évoluer.
I. L. - Quels sont les secteurs de l'économie qui doivent être réformés en priorité ?
E. Z. - En Ukraine, tout est une priorité. Les effets conjugués de la crise financière et de la guerre rendent les choses plus compliquées ; mais dans mon domaine de responsabilité - le ministère de l'Intérieur et la police - la situation est particulièrement urgente. Depuis les événements de Maidan (4), le niveau de confiance dans la police est tombé à zéro. C'est bien compréhensible : les forces spéciales s'en sont d'abord prises aux manifestants ; puis certains policiers désorientés ont déserté et se sont cachés ; enfin, des dizaines d'ex-berkouts (5) ont changé de camp et sont allés rejoindre les Russes à l'Est. Sans parler de la corruption et de l'inefficacité des procédures censées la sanctionner. Il faut donc agir rapidement.
I. L. - Comment ?
E. Z. - Nous nous sommes d'abord concentrés sur la police routière. Le but est de la transformer en une police occidentale, fonctionnelle et efficace. Nous procédons en toute transparence, en engageant un dialogue avec la population à chaque étape du processus. La compétition est ouverte à tous : même les vieux policiers et les gens de la rue ont le droit d'être candidats. Pourquoi ? Parce que, jusqu'à maintenant, la seule voie d'accès aux métiers de la police était le népotisme ou la corruption. En ouvrant ce système très fermé, nous montrons aux Ukrainiens que le changement est réel. …
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