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Et si l'Europe reprenait confiance en elle?

Entretien avec Didier Reynders, Ministre belge des Affaire étrangères, du Commerce extérieur et des Affaires européennes. Vice-premier ministre par Baudouin Bollaert, ancien rédacteur en chef au Figaro, maître de conférences à l'Institut catholique de Paris

n° 148 - Été 2015

Didier Reynders



Baudouin Bollaert - Le 23 avril dernier, au lendemain d'un naufrage qui a coûté la vie à 800 personnes, les chefs d'État et de gouvernement européens se sont mis d'accord sur le principe d'une opération militaire en Méditerranée visant à « neutraliser » les passeurs de migrants qui agissent depuis les côtes libyennes. Où en est-on ?
Didier Reynders - Pour lancer cette opération en Méditerranée, il nous faut soit le feu vert des Nations unies, soit un appel des différentes autorités en Libye. L'un ou l'autre suffira. Au Conseil de sécurité, la Russie hésite. Les discussions sont souvent polluées par d'autres dossiers. En Libye, l'envoyé spécial de l'ONU essaie d'obtenir des réponses, ce qui n'est pas facile dans un pays en proie au chaos.
B. B. - Cette opération vous paraît-elle judicieuse ?
D. R. - La Méditerranée ne doit pas devenir un cimetière. Il faut sauver des vies et empêcher le trafic des migrants. La Belgique a résolument soutenu cette initiative parce que l'Union européenne doit montrer sa capacité à monter de telles opérations, en Méditerranée comme ailleurs. Nous voulons pouvoir agir dans les eaux internationales, mais aussi dans les ports libyens pour arraisonner, saisir et détruire les bateaux des passeurs - le plus souvent des rafiots qui ne devraient même pas avoir le droit de naviguer. Il faut les faire disparaître, puis remonter les filières dans les pays d'origine et les pays de transit. Cela suppose une politique d'aide au développement efficace si nous voulons nous protéger sur le long terme de mouvements migratoires incontrôlés. Quand les gens n'ont pas de travail chez eux, ils en cherchent chez nous.
B. B. - Quid des problèmes du droit d'asile ?
D. R. - Nous devons procéder à un véritable travail d'accueil. L'Europe a une longue tradition de générosité à laquelle elle doit rester fidèle. La Belgique a accueilli plus de 5 000 Syriens au cours des dernières années. On ne peut pas se dire horrifié par les images de massacres de minorités en Syrie ou en Irak et, dans le même temps, restreindre le droit d'asile et fermer les portes.
B. B. - La politique des quotas proposée par la Commission européenne est-elle pertinente ?
D. R. - Je n'aime pas le mot « quotas ». Mais il est clair que tous les pays européens doivent jouer le jeu et favoriser une meilleure répartition - pas seulement financière - des efforts consentis en termes d'accueil.
B. B. - Les flux migratoires obéissent aussi à des motifs économiques...
D. R. - Nous avons fait appel, il y a plus de cinquante ans, à des Marocains ou à des Turcs pour venir travailler chez nous, ici en Belgique. Peut-être serons-nous conduits à faire de même dans les années à venir. Il existe deux sortes d'immigration économique : celle qui vient de l'intérieur de l'Europe où la mobilité, de mon point de vue, est loin d'être suffisante à cause des barrières culturelles et linguistiques ; et celle qui vient de l'extérieur de l'Europe, difficile à gérer par rapport à nos valeurs. Rendre compatibles certaines convictions religieuses et nos principes de laïcité, d'organisation de l'État, de liberté d'expression et de parité hommes-femmes n'est pas chose facile.
B. B. - Faites-vous allusion à l'islam ?
D. R. - La question est de savoir, en effet, si l'on peut avoir un islam européen avec des imams modérés formés dans nos pays. Autrement dit, une religion qui, à l'instar du catholicisme, n'a plus de volonté collective de domination temporelle. Car, dans une partie du monde musulman - inutile de le nier - la volonté d'emprise sur l'ensemble de la vie en société est encore très forte.
B. B. - A contrario, en Europe, même les pays les plus catholiques, comme l'Irlande récemment avec le mariage homosexuel, s'ouvrent à une certaine modernité...
D. R. - Les esprits évoluent. Chez nous, on a fortement avancé sur les questions dites éthiques : euthanasie, mariage pour tous, droits des transsexuels, etc. On progresse dans la reconnaissance d'un bon nombre de valeurs communes tout en permettant à chacun de vivre sa propre spiritualité ou philosophie, sa propre foi ou absence de foi. Bref, on peut avoir une vision individuelle de son existence sans empêcher les autres de mener leur vie autrement. C'est un succès. Mais l'Europe est aujourd'hui confrontée à une forme de militantisme radical impossible à tolérer.
B. B. - Vous pensez à ces combattants qui quittent la France ou la Belgique pour aller combattre aux côtés de Daech ?
D. R. - Ils n'ont pas été élevés au Proche ou au Moyen-Orient. Ils ont été élevés chez nous, en Europe. Rien qu'en Belgique, nous avons 400 jeunes qui sont partis faire le djihad ! Au-delà de quelques Européens de souche, comment se fait-il que des jeunes de la troisième ou quatrième génération d'immigrés, nés sur notre territoire, ayant grandi dans des pays en paix, puissent tomber dans une telle radicalisation ? La majorité des musulmans sont des gens modérés qui partagent nos valeurs de tolérance, mais on sent bien que le radicalisme gagne du terrain. Et, si les poussées migratoires sont trop fortes en Europe, ce radicalisme risque de se renforcer.
B. B. - Que faire ?
D. R. - Lorsqu'un pays pose sa candidature pour entrer dans l'UE, on lui demande de respecter un certain nombre de règles et de valeurs. Ce sont les « critères de Copenhague » (1). Quand un individu, d'où qu'il vienne, met le pied dans un pays d'Europe, il devrait s'engager de la même façon à en respecter les us et coutumes. Je suis en profond désaccord, par exemple, avec ceux qui veulent ménager des plages horaires différentes pour les femmes et les hommes dans les piscines...
Pour autant, nous n'avons pas de leçons à donner. Souvenons-nous des guerres de religion qui ont ensanglanté notre continent ! Mais nous avons une expérience à faire partager : celle de la séparation de l'Église et de l'État. Quand un pays inscrit dans le premier …