Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'homme qui veut sauver la Grèce

Entretien avec Alexis Tsipras, premier ministre de Grèce, président de Syriza, par Patrick Wajsman, Directeur de Politique Internationale

n° 148 - Été 2015

Alexis Tsipras

 

Patrick Wajsman - Quel est l'événement qui vous a propulsé dans l'action politique ?
Alexis Tsipras - Franchement, je ne crois pas qu'il y ait eu un événement particulier. C'était plutôt une tendance naturelle, une inclination. Depuis ma prime jeunesse, je me suis toujours intéressé à la vie de la communauté. Au lycée, déjà, j'étais délégué de classe et président du Conseil de l'école !
P. W. - Votre engagement à gauche était-il lié à votre environnement familial ou procédait-il de votre analyse personnelle ?
A. T. - Mes parents ne votaient pas à gauche, ils appartenaient au centre gauche. Mon choix à moi était associé à mes lectures et à mes camarades...
P. W. - Un jour, j'ai posé à Mme Merkel la question suivante : « Quand avez-vous compris que le communisme, ça ne marche pas ? » J'ai envie, Monsieur le Premier ministre, de vous poser la même question à l'envers : « Quand avez-vous pensé pour la première fois que le capitalisme, ça ne marche pas ? »
A. T. - Pendant ma scolarité, j'ai été influencé par mes premières lectures et par la conviction qu'on pouvait changer le monde. J'ai été enthousiasmé par la lecture du Capital de Marx, notamment parce qu'à travers ce livre j'ai compris comment fonctionne le capitalisme.
Bien entendu, graduellement, ma réflexion politique a été associée à une lutte concrète en faveur de la justice sociale, à une lutte destinée à changer les choses dans notre quotidien. Mais je n'ai jamais eu la candeur de croire que le dépassement du capitalisme était une tâche facile !
P. W. - Quels sont les dirigeants vivants ou morts dont les convictions sont les plus proches des vôtres ?
A. T. - Évidemment, étant donné que j'appartiens à la gauche, les idoles de ma jeunesse étaient Che Guevara, Fidel Castro et, pour ce qui est de l'Europe, Enrico Berlinguer. Parmi d'autres... Cela vous étonne ?
Mais j'éprouve d'autres sympathies, à l'égard de leaders tant radicaux que conservateurs. Par exemple, je considère que celui qui a posé les fondements d'un développement juste sur le plan social était Roosevelt aux États-Unis. C'est lui qui a dit : « La seule chose dont il faut avoir peur, c'est la peur elle-même. » Cette phrase est devenue, pour moi, une sorte de devise qui me donne chaque jour la force d'avancer.
Sur le continent européen, il y a eu de fortes personnalités, des dirigeants qui n'existent plus aujourd'hui et qui auraient pu tracer un horizon différent pour leur pays : Helmut Schmidt en Allemagne ou François Mitterrand en France. Mais, surtout, il est dommage que, de nos jours, nous ne puissions plus côtoyer des hommes comme Willy Brandt. De tels leaders portaient une authentique vision de la justice sociale en Europe. Cela dit, je ne vois pas de « modèle » auquel j'aimerais ressembler.
P. W. - Willy Brandt et Roosevelt, en tout cas, me semblent être d'intéressantes références. Quoi qu'il en soit, quelle est, à vos yeux, dans l'histoire récente, la conquête sociale la plus importante ?
A. T. - D'habitude, on ne prend conscience de l'importance d'une « conquête » que lorsqu'elle est menacée. Je ne peux donc pas parler aujourd'hui du combat en faveur de l'égalité hommes/femmes ou de la lutte pour l'égalité raciale. Je considère, en effet, que ce sont des acquis irréversibles de la conscience universelle - même s'ils sont encore trop souvent, ici et là, remis en question. La conquête réellement « menacée » de nos jours est associée aux droits des travailleurs : le droit au travail, à l'horaire de huit heures, le principe « à travail égal, salaire égal ». Il s'agit là de droits qui sont menacés par le capitalisme néolibéral le plus dur et le plus agressif. Je le répète, la menace la plus actuelle est celle qui plane sur les droits des travailleurs acquis dans le sang et les luttes après le 1er mai de Chicago (1).
P. W. - Et parmi les personnalités non politiques, quelles sont celles qui vous ont le plus impressionné ?
A. T. - Comme tous les jeunes Grecs, j'ai grandi avec les histoires de l'ancienne Athènes et j'ai appris à admirer Périclès et Socrate, Callicratès et Phidias. Aujourd'hui encore, quand mon regard se tourne vers l'Acropole, je me rends compte que cette admiration ne faiblit pas.
Mais vous savez, rien n'est vraiment « non politique ». J'aime les gens engagés qui se battent pour les autres. Par exemple, les pionniers du mouvement ouvrier : je songe en particulier - je viens d'en parler - aux travailleurs de Chicago à la fin du XIXe siècle. Il en va de même pour les écrivains, les artistes, tous ceux qui défendent une vision du monde radicale et qui, par leur talent, savent la rendre accessible aux masses : Sartre et Beauvoir, bien sûr, mais aussi, dans des genres différents, Ken Loach, Banksy, Dario Fo, Jonathan Coe ou Paco Ignazio Taibo II... Et j'admire Zizou, inutile d'expliquer pourquoi !
P. W. - Quel est l'événement politique qui a le plus compté pour vous ?
A. T. - En privilégiant un événement, je ne voudrais pas donner l'impression de diminuer l'importance des autres ! Je respecte toutes les luttes pour la liberté et contre l'esclavage, qu'elles aient été ou non couronnées de succès, de Spartacus à la Révolution française et jusqu'à nos jours. Mais si je devais me limiter à mon pays et au siècle dernier, ce qui me touche particulièrement, c'est le mouvement de résistance nationale qui s'est levé entre 1940 et 1945 pour libérer la Grèce de l'occupation nazie. Les souvenirs de cette époque sont toujours vivants, et nous sommes fiers que Manolis Glezos (2), qui en fut le symbole, soit aujourd'hui à nos côtés au sein de Syriza et qu'il fasse entendre notre voix au Parlement européen.
P. W. - Encore une question personnelle, si vous en êtes d'accord : quelle est votre principale qualité et quel est votre plus grand défaut …