Les Grands de ce monde s'expriment dans

Tirana : pour une réconciliation régionale?

Entretien avec Edi Rama, Premier ministre d'Albanie depuis 2013. par Jean-Arnault Dérens, Rédacteur en chef du Courrier des Balkans et Laurent Geslin, journaliste et géographe, spécialiste de l'Europe orientale et des Balkans.

n° 148 - Été 2015



Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin - Monsieur le Premier ministre, vous avez fait de la lutte contre la corruption l'une de vos priorités. Ce fléau est-il donc si présent en Albanie ?
Edi Rama - La corruption a deux visages. Il existe une corruption secrète qui est présente partout, y compris dans les pays les plus développés. L'autre face de ce phénomène est plus visible, plus brutale, et s'exprime surtout dans les États moins avancés. Le plus grand des défis, ce n'est pas de mettre les corrompus et les corrupteurs en prison, c'est de moderniser le pays. Ce ne sont pas les citoyens qui pervertissent le système, c'est le système qui corrompt les citoyens. Je n'ai jamais vu d'Albanais conduire en Allemagne sans boucler leur ceinture de sécurité, alors que j'ai vu des Allemands, pourtant si disciplinés chez eux, ne pas prendre la peine de boucler leur ceinture en Albanie ! Ce sont pourtant les mêmes personnes, mais elles agissent de manière totalement différente selon l'endroit où elles se trouvent. Ce que révèle cet exemple, c'est la capacité des institutions à changer les pratiques sociales.
J.-A. D. et L. G. - Quels résultats avez-vous obtenus depuis votre arrivée au pouvoir ?
E. R. - Les consciences évoluent. Les gens comprennent qu'il est temps de créer un État de droit, un véritable espace de légalité. Permettez-moi juste une anecdote. Pour la première fois depuis la chute du communisme, les députés et les ministres écopent de contraventions s'ils garent mal leurs voitures. Autrefois, ils stationnaient n'importe comment, avec la certitude que la loi ne les concernait pas. Nous avons aussi fait passer une disposition interdisant de fumer dans les restaurants, les bars et les espaces publics, et elle est respectée ! Ce qui montre bien que nos concitoyens sont prêts pour le changement.
Nous avons également hérité d'une situation catastrophique dans le secteur de l'énergie. L'opérateur qui assurait la distribution électrique avait accumulé un milliard d'euros de dettes à cause des factures impayées et des fraudes : de nombreuses personnes se branchaient illégalement sur le réseau, sans régler leur consommation. L'entreprise était au bord de la faillite. Pour la sauver, l'État a injecté 150 millions d'euros d'argent public. Mais nous avons clairement fait comprendre qu'il n'était plus possible que la moitié des Albanais paie et l'autre pas. Le Code pénal a été modifié : désormais, la fraude est assimilée à du vol et peut valoir des peines de prison. Cette politique de fermeté a reçu un soutien populaire incroyable. Ces trois derniers mois, 250 000 foyers ont régularisé leur situation et signé des contrats. Nous avons récupéré plus de 150 millions d'euros d'impayés. Une telle mesure aurait pu coûter très cher politiquement au gouvernement. Eh bien, contre toute attente, 80 % des gens nous approuvent. Une conscience civique est en train d'émerger.
J.-A. D. et L. G. - La politique de destruction des constructions illégales que vous avez engagée suscite-t-elle la même adhésion ?
E. R. - Oui, à plus de 70 %. Bien sûr, beaucoup de gens ont peur, car ils sont dans l'illégalité. Ils ont construit leurs maisons, leurs commerces, leurs entreprises sans aucune autorisation. En Albanie, le problème vient de loin. Sous le régime communiste, la propriété privée n'existait pas. Lorsque celui-ci s'est effondré, tout le monde a voulu s'approprier une part du domaine public, comme s'il s'agissait d'une question de survie, de l'affirmation de l'identité individuelle de chacun. On a construit partout, dans le plus grand désordre. Quand j'ai été élu maire de Tirana, en 2000, il ne restait plus un seul mètre carré d'espace vert dans la capitale. Tous les parcs avaient été envahis par des échoppes et des stands illégaux. La rivière de Tirana n'était plus qu'un égout charriant des déchets. La ville s'était étendue dans toutes les directions, des faubourgs « sauvages » s'étaient développés sans aucun plan d'urbanisme. Les terres agricoles ont été grignotées par cette fièvre de construction. Depuis la chute du communisme, l'Albanie a connu un double mouvement de population : les gens des villes sont partis pour l'étranger, tandis que ceux des montagnes et des campagnes reculées ont afflué vers les villes.
Tous les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, ont promis de légaliser ces constructions. Je ne suis pas de cet avis : cela fait des années que je prône la fermeté - même si, bien sûr, il n'est pas possible de tout détruire, puisque des familles entières vivent dans ces maisons... Mais il faut que cela s'arrête un jour. Et ce jour est arrivé.
Il en va de même pour les universités privées. L'an dernier, nous en avons fermé dix-huit, de simples machines à délivrer des diplômes, qui n'assuraient aucun enseignement réel et n'avaient jamais reçu d'autorisation légale. Les précédents gouvernements avaient laissé ces universités se développer pour tenter de masquer le problème du chômage des jeunes. Durant cinq ans, ces étudiants croyaient que leurs diplômes payés par papa et maman allaient leur permettre de devenir quelque chose dans la société, mais ce n'était qu'une illusion. J'ai reçu des centaines de messages de parents qui me remercient d'avoir mis fin à ces abus.
J.-A. D. et L. G. - La lutte contre la corruption fait partie de la feuille de route fixée par l'Union européenne. Où en est Tirana dans son processus d'intégration ?
E. R. - Je ne poserais pas la question de cette manière. Il y a quelques années, on pouvait se demander où en était l'Albanie. Aujourd'hui, la question serait plutôt : où en est l'Union européenne avec l'intégration de l'Albanie ? Certes, beaucoup de choses dépendent encore de nous, mais le rôle majeur revient de plus en plus clairement à l'Union elle-même. L'avancée du processus est moins tributaire des efforts que nous déployons pour lutter contre le crime organisé que de l'humeur et des états d'âme de la classe politique européenne, voire de l'influence de Marine Le Pen et de ses amis hostiles à la construction européenne... Je ne sais pas exactement où nous …