Entretien avec Natalia Jaresko, Ministre des Finances de l'Ukraine entre le 2 décembre 2014 et le 14 avril 2016 par Alain Guillemoles, journaliste à La Croix, spécialiste de l'ex-URSS.
Alain Guillemoles - Dans le Donbass, l'Ukraine fait la guerre à des séparatistes aidés par la Russie. Au sein du gouvernement ukrainien, vous êtes la personne qui se bat sur le second front, celui de l'économie, pour permettre à votre pays de retrouver un peu d'air sur le plan financier. Est-il possible de chiffrer le coût qu'a représenté pour l'Ukraine la perte de la Crimée puis celle d'une partie du Donbass ?
Natalie Jaresko - Il est quasiment impossible de dresser un bilan précis. Le coût le plus lourd est d'abord humain. Il y a eu 8 000 morts, des dizaines de milliers de blessés et plus de 1,5 million de déplacés qui ont dû tout laisser derrière eux. L'État s'efforce de les soutenir pour qu'ils puissent se réinstaller ailleurs, remettre leurs enfants à l'école... Il n'y a pas de prix pour les vies de militaires ou de civils qui ont été détruites ou bouleversées depuis l'invasion de la Crimée par la Russie.
Au-delà de ces drames humains, nous avons calculé que la perte de ces territoires représente une amputation de 20 % de notre économie. Mais ce chiffre ne dit pas combien d'écoles ou d'appartements ont été détruits, combien de kilomètres de routes et de terres agricoles ont été minés, combien d'usines ont été démantelées pour être vendues au poids du métal en Russie... Nous savons que tout cela s'est produit, mais nous ne pouvons pas aller sur place pour vérifier ce qu'il en est exactement. Les pertes se comptent donc en dizaines, peut-être en centaines de milliards de dollars, subies à la fois par l'État ukrainien, les entreprises et les propriétaires privés. Les chiffres définitifs ne seront pas faciles à établir, et ils ne pourront pas l'être avant le retour de la paix.
La conséquence économique principale de ces événements tragiques est que nous subissons un profond déclin industriel. La région du Donbass est la plus industrialisée du pays. Ses usines métallurgiques et chimiques contribuaient fortement à nos exportations. Le Donbass avait un poids considérable dans la rentrée de devises en Ukraine. Quant à la Crimée, la valeur de son seul secteur énergétique - les gisements de gaz, les pipelines, les centres de stockage et les réserves connues - est évaluée à 400 milliards de dollars. Voilà qui donne une idée de ce qui a été pris à l'Ukraine... La perte de ces revenus a affecté le cours de notre monnaie, qui a chuté. Cet affaiblissement de la monnaie a, à son tour, contribué à fragiliser notre système bancaire. Mais, je le répète, ces estimations ne rendent pas compte de tout. Il faudrait parler des conséquences de cette annexion pour les Tatars, un peuple dont de nombreux représentants ont dû fuir la Crimée pour la deuxième fois de leur histoire récente. Ici aussi, il est impossible d'évaluer le coût de la tragédie...
A. G. - Quelles seront les conséquences, pour l'Ukraine, de l'accord que vous avez trouvé avec les créditeurs privés en août dernier ?
N. J. - Elles seront multiples et très bénéfiques. Tout d'abord, cet accord répond aux objectifs fixés par le FMI, lequel a donc décidé de prolonger son programme d'assistance à notre pays (4). Le texte prévoit un effacement de 20 % de la dette et un report des paiements de quatre ans. La restructuration de la dette va permettre à l'Ukraine de résoudre à la fois son problème de liquidités et son problème de solvabilité. Désormais, la stabilité macroéconomique du pays est renforcée et il est possible de créer les conditions d'un retour à la croissance.
A. G. - Les créanciers privés que vous évoquez ne sont pas les seuls à avoir prêté de l'argent à l'Ukraine : la Russie aussi avait accordé un prêt à votre pays, du temps du régime de M. Ianoukovitch. En décembre prochain, Kiev doit assurer le remboursement de 3 milliards de dollars à Moscou. Qu'en est-il de cette dette ? Discutez-vous également d'un rééchelonnement avec les dirigeants russes ? Ou estimez-vous, au contraire, qu'il est impossible de s'entendre avec eux sur ce sujet puisque la Russie livre une guerre économique à l'Ukraine ?
N. J. - Nous traitons tous les créditeurs qui détiennent des titres de dettes ukrainiennes en Eurobonds (5) de la même façon. Cette approche vaut aussi pour la Russie. Tous ces Eurobonds sont échangeables sur le marché ; nous ne savons donc pas qui en sera le bénéficiaire ultime au jour où ils devront être remboursés. Nous avons négocié avec un Comité des créditeurs qui détient 9 à 10 milliards de dollars de dettes, sur un total de 19 milliards. L'accord que nous avons trouvé avec ce Comité est offert à tous les créditeurs, sur la même base.
Concernant la deuxième partie de votre question, il est exact que nous subissons une guerre commerciale de la part de la Russie. Nous avons des liens étroits avec ce pays mais, malheureusement, la Russie a établi des barrières douanières non tarifaires qui compliquent les échanges (6).
En même temps, ce contexte difficile présente un avantage : il oblige nos entreprises à se diversifier et à rechercher d'autres débouchés pour leurs produits. Le traité d'association que nous avons conclu avec l'UE nous ouvre la porte du marché européen. Mais si nous voulons que nos produits soient au niveau des standards européens, nous devons innover et introduire des normes plus exigeantes - en termes d'hygiène, de sécurité, d'information des consommateurs... Si nous parvenons à relever ce défi, nous serons également en bonne position pour conquérir d'autres marchés, que ce soit au Moyen-Orient ou en Asie. Bref, le blocage russe peut être un mal pour un bien dans la mesure où il force nos entreprises à devenir plus compétitives.
A. G. - Vous avez rejoint le gouvernement ukrainien alors que vous ne faisiez pas partie du monde politique. Comment le premier ministre vous a-t-il convaincue de vous engager ?
N. J. - Le président Petro Porochenko et le premier ministre Arséni Iatseniouk m'ont sollicitée à un moment où l'Ukraine …
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