Les Grands de ce monde s'expriment dans

Allemagne : le credo de la gauche radicale

Entretien avec Sahra Wagenknecht, vice-présidente de Die Linke, députée au Parlement européen de 2004 à 2009, par Jean-Paul Picaper, responsable du bureau allemand de Politique Internationale.

n° 150 - Hiver 2016

Sahra Wagenknecht

Jean-Paul Picaper - Malgré son récent succès au congrès de la CDU, la chancelière paraissait un peu lasse ces derniers temps. Il est vrai que sa politique migratoire est très critiquée...
Sahra Wagenknecht - Il faut se garder de sous-estimer Mme Merkel, même si son propre parti la met à présent sous pression. Alors que beaucoup de gens l'avaient déjà enterrée, elle a en effet réussi à s'imposer au congrès de la CDU avec la ligne politique qui est la sienne. Et cela, en dépit des critiques visant sa décision de suspendre momentanément l'accord de Dublin (1) et d'accueillir des réfugiés passés par d'autres pays de l'Union européenne. Cette décision, je le rappelle, n'a pas été dénoncée par les seuls jusqu'au-boutistes de la CSU bavaroise ; elle l'a été aussi par le ministre des Finances Wolfgang Schäuble.
J.-P. P. - Selon l'accord de Dublin, les demandeurs d'asile doivent être consignés dans le premier pays de l'Union européenne qui les reçoit. Auraient-ils dû rester en Grèce, en Italie ou dans les Balkans au lieu de transiter vers l'Allemagne ?
S. W. - Oui, mais il est évident que « Dublin » ne fonctionne pas et ne peut pas fonctionner. Nous le répétons depuis des années. Au lieu d'ériger de nouveaux murs en Europe ou autour de l'Europe et de laisser des pays comme la Grèce et l'Italie tout seuls avec leurs réfugiés, il faut que l'Europe élabore et impose une politique des réfugiés qui soit rationnelle. Il faut ouvrir davantage de routes à l'immigration afin que ceux qui fuient la famine, la guerre et le terrorisme ne tombent plus entre les mains de passeurs criminels et ne risquent plus leur vie pour rejoindre l'Europe. Mais il est encore plus important de s'attaquer aux raisons de leur départ. À cause des guerres qu'il a menées pour le pétrole et les matières premières au Moyen-Orient, de ses exportations d'armes et de ses relations commerciales déséquilibrées, l'Occident est en fin de compte coresponsable de ces exodes massifs.
J.-P. P. - La politique de Mme Merkel est également contestée dans certains États d'Europe centrale...
S. W. - J'ai honte de voir la Hongrie, le pays qui le premier a ouvert le Rideau de fer en 1989, en construire un nouveau pour refouler les réfugiés ! Le gouvernement grec, qui est de gauche, a été la cible d'un chantage brutal qui a fini par le mettre à genoux. En revanche, les gouvernements de droite d'Europe de l'Est peuvent, eux, agir en toute impunité. Je ne comprends pas pourquoi la chancelière ne réagit pas. Il y a longtemps qu'on aurait dû exclure du groupe chrétien-démocrate du Parlement européen le Fidesz, ce parti populiste du président hongrois Orban. Il y a longtemps qu'on aurait dû forcer le gouvernement ukrainien de Porochenko à respecter l'accord de Minsk et à désarmer les milices fascistes responsables du terrible massacre d'Odessa en mai 2014 (2). Je trouve scandaleux que le gouvernement allemand et l'Union européenne fassent la cour à Erdogan - alors que le gouvernement turc muselle son opposition, persécute les journalistes et magouille avec l'État islamique (3).
J.-P. P. - Qui donc, exactement, fait la cour à Erdogan ?
S. W. - La chancelière Merkel a donné un coup de pouce électoral au président Erdogan en lui rendant visite peu avant les législatives de novembre 2015. Et l'Union européenne a promis de donner 3 milliards d'euros à la Turquie en échange de la fermeture de sa frontière aux réfugiés (4). Mais les frontières entre la Turquie et le territoire occupé par l'État islamique restent ouvertes aux djihadistes armés, aux transports d'armes et aux livraisons de pétrole (5). Aussi longtemps qu'Erdogan se complaira dans son rôle de parrain du terrorisme, il faudra s'abstenir de toute transaction avec lui. Et les négociations d'adhésion à l'UE doivent rester suspendues tant qu'Ankara continuera à bafouer les droits de l'homme.
J.-P. P. - Les attentats de Paris ont mis en évidence la menace qui pèse sur l'Europe. Croyez-vous vraiment que l'on puisse combattre le terrorisme sans armes ?
S. W. - Certainement. Nous devons finir par tirer les conséquences des interventions militaires catastrophiques en Irak, en Afghanistan et en Libye, et briser le cercle infernal des bombes, des destructions et du terrorisme. On viendra à bout de l'EI en le privant de son ravitaillement en armes et en combattants, et en cassant sa puissance financière. Il faut contraindre Erdogan à mettre fin au soutien occulte qu'il accorde au terrorisme et à fermer sa frontière à l'EI. Même chose pour l'Arabie saoudite dont les familles les plus fortunées financent généreusement l'EI. Les armées des États que l'EI a envahis ne pourront reconquérir les parties occupées de leurs territoires qu'à cette condition.
J.-P. P. - Mais le pourront-elles sans un soutien militaire occidental ?
S. W. - Les interventions militaires font le lit du terrorisme. Quant aux bombardements et à leur cortège de victimes civiles, ils alimentent la haine. Les Américains ne veulent pas seulement combattre l'EI ; ils veulent plus encore faire tomber Assad. Ces velléités occidentales de domination qui visent à déstabiliser et à renverser par la force des armes des régimes encombrants ont été le principal facteur de renforcement des terroristes. En Syrie, à présent, quinze États se battent tantôt ensemble, tantôt côte à côte, tantôt les uns contre les autres. Il n'y a pas de stratégie commune. La cible n'est pas claire non plus. Est-ce réellement l'État islamique ? Résultat de cette guerre par procuration : un pays totalement détruit, plus de 250 000 morts et 10 millions de réfugiés. L'EI a enrôlé un nombre considérable de combattants, équipés d'armes de plus en plus efficaces. Comme l'a montré la destruction en vol d'un avion russe par la Turquie (6), l'escalade entre États engagés dans ce conflit atteint un niveau élevé de dangerosité. Au lieu d'intervenir en Syrie avec des soldats et des armes, il faudrait tout faire pour parvenir à une solution diplomatique (7).
J.-P. P. - Une alliance avec la Russie de Vladimir …