Les Grands de ce monde s'expriment dans

États-Unis : les vrais gagnants de la crise financière

Entretien avec Jacques de Larosiere, Ancien président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) (1993-199 par Jean-Pierre Robin, Rédacteur en chef au Figaro

n° 150 - Hiver 2016


Jean-Pierre Robin - Depuis la crise financière de 2008-2009, les bilans des banques ont été considérablement renforcés afin d'éviter qu'elles soient obligées de recourir à l'aide publique en cas de difficulté. Ces réformes, qui ont été discutées à Bâle, sont en train d'être mises en oeuvre. Quelle est leur portée ?
Jacques de Larosière - Ces réformes, dites de « Bâle III », concernent l'ensemble des établissements bancaires et pas seulement les plus grands, ceux qu'on qualifie de « systémiques » (1). L'effort demandé est colossal. Les fonds propres exigés des banques seront, en effet, multipliés par deux par rapport à la période d'avant-crise. Il s'agit d'un capital rapporté aux prêts, pondérés en fonction de leurs risques. Ces prêts peuvent être des crédits - aux ménages, aux entreprises ou à des entités publiques - ou des opérations de marché. Pour vous donner une idée, je vous signale qu'il avait fallu cent ans pour que ce ratio de fonds propres double une première fois...
J.-P. R. - Le régime est encore plus sévère pour les banques systémiques...
J. de L. - Tout à fait. Ces établissements devront respecter des ratios de fonds propres bien supérieurs à ceux qu'on impose au reste de la profession, et cela à partir de 2019. À un ratio de base pour les fonds propres - 8 % des risques pondérés - qui constitue la règle commune pour la totalité des banques, il faudra ajouter ce qu'on appelle les « conservation buffer » (tampons de conservation), qui s'élèvent à 2,5 % du montant des risques. Soit un minimum de capital égal à 10,5 % des engagements du bilan. Mais ce n'est pas tout : les établissements systémiques, qui sont une trentaine, se verront appliquer 1 % à 2,5 % supplémentaires, voire davantage. Cet éventail est fonction de la nature des risques qui ne sont pas les mêmes pour l'ensemble de ces grands établissements.
Outre cette réglementation sur les fonds propres, une « nouvelle vague » réglementaire a été édictée afin d'éviter que les banques ne soient renflouées par de l'argent public en cas de faillite. Ce sont les obligations en matière de « résolution ». Au total, les contraintes en capital pour les établissements systémiques avoisineront 18 % du risque.
J.-P. R. - Ces exigences de fonds propres seront-elles suffisantes pour écarter tout risque de faillite ?
J. de L. - Une garantie absolue voudrait dire que les fonds propres représentent 100 % des risques, ce qui n'a évidemment pas de sens. Mais les exercices de simulation réalisés à Bâle, dans le cadre du Financial Stability Board (FSB-Conseil de stabilité financière), ont montré que des ratios de 8 % à 13 % auraient permis de faire face à pratiquement toutes les faillites survenues en 2008.
J.-P. R. - Les banques vont donc devoir revoir fortement à la hausse leurs fonds propres et lever des capitaux très importants...
J. de L. - Effectivement. Autrefois, les banques, pour répondre aux obligations de Bâle, pouvaient dans une certaine mesure considérer comme fonds propres ce qu'elles émettaient sur le marché des bons juniors (2). Or, désormais, les quantités de bons juniors autorisées au titre de la « résolution » seront restreintes et ne pourront dépasser 2,5 % des engagements.
J.-P. R. - L'impact sur les systèmes bancaires et sur le financement des économies nationales ne sera pas le même partout. Pourquoi ?
J. de L. - Le coût de ces mesures sera, en effet, plus élevé en Europe qu'aux États-Unis, par exemple ; et cela, pour plusieurs raisons. La première est que les économies se financent différemment de part et d'autre de l'Atlantique. Aux États-Unis, les marchés financiers contribuent aux trois quarts des besoins de financement des entreprises et des ménages, le quart restant revenant aux banques. En Europe continentale, c'est l'inverse : les trois quarts des financements sont bancaires, les marchés assurant le reste. Le Royaume-Uni se trouve dans une situation intermédiaire.
On voit donc qu'à partir du moment où l'on applique une réglementation plus restrictive, qui entraîne pour les banques des coûts supplémentaires, les effets sur l'économie sont beaucoup plus durs pour les pays où les financements bancaires sont proportionnellement les plus importants.
Il y a un autre facteur qui explique le déséquilibre entre Europe et États-Unis : outre-Atlantique, le système bancaire compte des milliers de banques, dont l'immense majorité est constituée de petits établissements qui ne relèvent pas des exigences de Bâle mais de règles nationales. Seules une quinzaine de banques américaines sont concernées.
J.-P. R. - Si je vous comprends bien, l'économie européenne se voit infliger une double peine...
J. de L. - C'est inévitable car 1) son financement est principalement de nature bancaire et 2) tous ses établissements sont soumis aux exigences de Bâle.
J.-P. R. - Mais n'est-il pas normal d'appliquer la même réglementation dans tous les pays ? C'est d'ailleurs dans ce sens que les membres du G20 ont réagi, dès novembre 2008, lorsqu'ils ont décidé de renforcer le FSB et d'étendre sa supervision à l'ensemble de leurs banques...
J. de L. - Si l'on vivait dans un monde où les circuits de financement sont les mêmes partout, il n'y aurait pas de problèmes. On pourrait aussi imaginer que l'Europe bascule vers un système à l'américaine où les trois quarts des financements sont désintermédiés et se font directement sur les marchés. Mais c'est évidemment impossible dans la pratique. Une telle évolution prendrait des dizaines d'années.
Il faut, en outre, prendre en compte le fait suivant : les nouvelles réglementations de Bâle III, établies en réponse à la crise, se sont calées sur la situation des pays anglo-saxons, où les États ont dû se porter au secours des grandes banques. Tant aux États-Unis qu'au Royaume-Uni, les interventions ont été massives ; certains établissements ont même dû être nationalisés. Face au désarroi de leurs opinions publiques, les gouvernements ont exigé des réformes profondes. En Europe continentale, en revanche, le système de banque universelle a réussi à traverser la crise sans recours aux financements publics.
J.-P. R. …