Entretien avec Selahattin Demirtas, Co-président du Parti démocratique des peuples (HDP). par Marie Jégo, correspondante du Monde en Turquie.
Marie Jégo - Comment expliquez-vous le fait qu'un million d'électeurs kurdes aient boudé le HDP lors des dernières législatives ?
Selahattin Demirtas - Nous avons perdu 500 000 voix au Kurdistan et 400 000 voix ailleurs en Turquie. Si l'élection du 1er novembre avait été démocratique et juste, j'aurais pu répondre plus clairement, mais tel n'a pas été le cas.
En réalité, le scrutin du 1er novembre (1) n'avait rien d'une élection. Les électeurs se sont rendus aux urnes dans un climat d'intimidation et de violence ; nos militants ont été diabolisés par les autres partis. Dans ce contexte, les citoyens récemment acquis à notre cause ont eu peur de voter pour nous. Bien sûr, des voix ont aussi été perdues par notre faute. Peut être n'avons-nous pas suffisamment défendu les aspirations d'une partie de notre électorat.
Après les législatives du 7 juin, les électeurs se sont pris à espérer que la démocratie pouvait s'imposer par les urnes. Mais, dès l'annonce des résultats (2), Recep Tayyip Erdogan les a rejetés. Il a commencé alors à proférer des menaces et à répandre la terreur. Lors des législatives du 1er novembre, son message était clair : « Si vous ne votez pas pour moi, la situation ne fera qu'empirer. » Pour finir, son calcul a payé, il a obtenu ce qu'il voulait. La population avait le choix entre la mort et le choléra ; elle a choisi le choléra. Plus personne ne croit désormais à la possibilité d'un changement démocratique.
M. J. - Le retournement d'une partie de l'électorat kurde n'était-il pas également une façon de sanctionner le PKK, perçu comme en partie responsable de la reprise des hostilités contre l'État turc ?
S. D. - Non, je ne le pense pas. Il est indéniable que le spectre d'un retour à la guerre totale (3) a semé l'effroi parmi les électeurs ; mais il faut savoir que, dans certaines régions kurdes, les fonctionnaires, les préfets et les gouverneurs ont eu recours à la menace. Ils ont clairement parlé de « punir » la population qui ne voterait pas pour l'AKP. Les autres partis misaient sur le fait que nous ne parviendrions pas à franchir le seuil des 10 %. Dans ce cas de figure, toutes les voix engrangées par le HDP leur auraient été redistribuées (4). Ils comptaient là-dessus. D'ailleurs, pour ce qui est de la question kurde, je ne vois pas de grande différence entre l'approche de l'AKP et celle des autres partis. Leurs points de vue sont parfaitement compatibles ; ils font systématiquement front commun contre les Kurdes.
M. J. - Les pourparlers de paix, entamés en 2012 et interrompus en juillet 2015, vont-ils reprendre un jour ?
S. D. - Bien sûr, le processus de paix a toutes les chances de reprendre un jour. Malgré la coupure violente et brutale intervenue en juillet 2015, il est toujours possible de se rasseoir à la table des négociations. L'Histoire l'a prouvé en maintes circonstances. De notre côté, nous y sommes favorables, à trois conditions : l'arrêt des hostilités, des deux côtés ; la reprise effective des pourparlers ; et la désignation d'une tierce partie qui servirait de médiateur et de garant du processus, dans un souci de plus grande transparence.
M. J. - À l'heure actuelle, les Kurdes de Turquie sont représentés par quatre organisations : le HDP, le DBP (Parti démocratique des régions, associé au HDP), la direction militaire du PKK et les Jeunesses révolutionnaires (YDG-H, le mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire). N'est-ce pas beaucoup ?
S. D. - La société kurde est multiple. Le HDP n'est pas l'émanation d'un mouvement armé, en l'occurrence le PKK. Nous ne sommes pas comme l'IRA en Irlande du Nord, loin de là. Le HDP est une force politique légitime, représentée au Parlement. En ce qui concerne les autres structures, il faut s'adresser à Abdullah Öcalan (5). Il jouit d'une influence considérable sur toutes les formations kurdes - les organisations de femmes, les mouvements de la jeunesse, les représentants de la lutte armée - et, plus généralement, sur la population kurde. Tant que l'État maintient des liens avec le HDP et avec Öcalan, le contact avec les représentants du peuple kurde n'est pas rompu. Or, depuis le 5 avril, Abdullah Öcalan n'est plus autorisé à recevoir de visites. Personne ne l'a revu, ni ses avocats, ni sa famille, ni nos émissaires.
Nous savons néanmoins qu'il est en bonne santé. Avec lui, cinq autres prisonniers sont incarcérés à la prison d'Imrali. À travers les lettres que ces détenus envoient à leurs familles, nous avons de ses nouvelles. En le privant de visites, les autorités turques ont voulu lui infliger une punition. Elles sont dépitées de n'avoir rien obtenu de lui depuis le début de son incarcération, il y a seize ans. Öcalan a su résister à leurs exigences. Il va continuer sur cette lancée, fidèle à sa cause et ouvert à la négociation.
M. J. - Entre juin et novembre, trois attentats ont visé des militants de la gauche pro-kurde. Bien qu'attribuées à Daech, ces attaques n'ont jamais été revendiquées par cette organisation. Pourquoi ?
S. D. - Le dernier attentat, qui a causé la mort de 102 manifestants pacifistes à Ankara, a suscité un vaste élan en faveur de l'AKP. Ce parti s'en est trouvé renforcé, tout comme le pouvoir de George Bush avait été renforcé par les attentats du 11 septembre 2001.
Il faut savoir que Daech n'a jamais revendiqué le moindre attentat en Turquie. Cette organisation n'a entrepris aucune action hostile envers l'AKP, bien au contraire. Elle a surtout cherché à nuire aux partis d'opposition et aux minorités. C'est comme si Daech avait réalisé ce que souhaitait l'AKP. De notre côté, nous estimons que ces attentats ont été planifiés conjointement par Daech et les services turcs (MIT), qui contrôlent la branche turque de Daech ainsi que de nombreuses formations armées en Syrie (6).
Le HDP a demandé, à plusieurs reprises, la création d'une commission d'enquête parlementaire, notamment sur les liens entre …
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