Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le meilleur ennemi de Vladimir Poutine

Entretien avec Sergueï Pougatchev, homme d'affaires russe, par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 150 - Hiver 2016

Isabelle Lasserre - Vous avez été le « meilleur ami » de Vladimir Poutine pendant de longues années. Quand et pourquoi avez-vous rompu avec lui ? Un événement particulier a-t-il été à l'origine de cette brouille ?
Sergueï Pougatchev - Pas vraiment. Je connais Vladimir Poutine depuis 1992, mais notre amitié n'a vraiment commencé qu'en 1996, lorsque Vladimir Iakovlev (1) était le maire de Saint-Pétersbourg. Poutine travaillait déjà à Moscou mais, à l'époque, il était un parfait inconnu et n'avait aucune influence politique. Il n'était que le chef adjoint du département du patrimoine du Kremlin. Nous avons travaillé ensemble à monter des projets internationaux d'investissement.
J'ai quitté la Russie en 2010, juste avant Noël. Nous avons beaucoup parlé de mon départ. Nous avions toujours été très différents et nous le savions. Mais nos visions politiques et économiques étaient devenues incompatibles. Je ne voulais plus, je ne pouvais plus vivre dans la Russie de Vladimir Poutine. Après sa réélection, en 2004, les choses étaient devenues très difficiles. Par rapport à ce qu'il était lors de son arrivée au pouvoir, il avait beaucoup changé. J'ai compris qu'il était inutile de dépenser mon énergie à essayer de le convaincre car cela ne servait à rien.
I. L. - En quoi ce changement consistait-il et comment l'expliquez-vous ?
S. P. - Lorsqu'il a accédé au pouvoir, Vladimir Poutine a d'abord essayé de poursuivre l'expérience libérale que Boris Eltsine avait menée pendant dix ans, notamment les réformes économiques. Il a aussi relancé les relations avec les Occidentaux. Pendant les quatre premières années, le bilan n'a pas été si mauvais - si l'on met de côté la seconde guerre de Tchétchénie (2), l'affaire NTV (3) et l'affaire Ioukos (4)... Mais, très vite, Vladimir Poutine a réalisé qu'il était incapable de contrôler ce pays qui s'était tellement transformé depuis la chute de l'URSS. Alors il a changé les équipes. Il a fait venir ses amis de Saint-Pétersbourg, et cette nouvelle génération a mis fin aux réformes et a peu à peu verrouillé le pays, à commencer par les médias. Vladimir Poutine et ses amis sont d'abord et avant tout des hommes du KGB, c'est-à-dire qu'ils ont une mentalité totalement à part. Le président pensait que la Russie devait redevenir un pays puissant, comme l'était jadis l'Union soviétique. Il voulait construire un nouvel empire, créer un nouveau pays, écrire une nouvelle page de l'Histoire dont il serait le héros. Il s'était toujours inspiré de la période stalinienne, lorsque l'URSS était un pays immense et puissant, qui comptait dans le monde. D'ailleurs, vous l'avez sans doute remarqué, la seule personne avec laquelle il cherche à dialoguer sur la scène internationale, c'est le président des États-Unis. La Chine ne compte pas pour lui. Ce qu'il veut, c'est restaurer le rapport de force qui existait il y a vingt-cinq ans entre les États-Unis et l'Union soviétique. Vladimir Poutine a essayé de refaire l'histoire et de ramener le pays trente ans en arrière. Mais c'est ridicule. L'URSS est morte et ne ressuscitera pas !
I. L. - Concrètement, quelles ont été les conséquences de ce tournant pris par Poutine ?
S. P. - Vers 2004, Poutine a commencé à prendre le contrôle des secteurs stratégiques de l'économie. La mainmise de l'État sur le groupe Ioukos a signé l'arrêt de mort de l'état de droit en Russie. En effet, pour s'emparer de la compagnie et s'assurer que Khodorkovski reste en prison, le Kremlin a totalement soumis le système judiciaire à sa volonté. À partir de ce moment-là, le système judiciaire russe n'a plus été peuplé que par des « âmes mortes », des juges pour lesquels toutes les règles étaient écrites à l'avance.
Nous en avons beaucoup parlé ensemble. Je lui disais que j'étais opposé à cette politique qui condamnait l'ouverture économique et politique qu'avait permise Boris Eltsine. Mais il me répondait : « Oublie Eltsine. La Russie est un nouveau pays. Tu verras, ça marchera. » Que pouvais-je faire ? Il avait convaincu Vladimir Goussinski (5) et de nombreuses autres personnalités influentes de jouer selon ces nouvelles règles. Il faut comprendre que, à cette époque, beaucoup de gens en voulaient à Boris Eltsine et étaient prêts à toutes les concessions pour mettre fin au chaos qui régnait dans le pays. Après avoir remplacé ses anciens conseillers par ses amis de Saint-Pétersbourg - parmi lesquels Dmitri Medvedev (6) qui avait travaillé avec lui au début des années 1990 à la mairie de la ville -, Poutine a placé ses propres hommes à la tête des principales entreprises énergétiques du pays. Ses proches ont donc été nommés à la présidence de Gazprom (7), puis de Rosneft (8), qui avait récupéré la majeure partie des actifs de Ioukos.
Il a ensuite étendu son influence aux autres secteurs de l'économie. Le problème, c'est qu'il ne savait pas comment fonctionnait le Kremlin ni comment gérer un pays ! Son aspiration à tout régenter a été une énorme erreur. Entendons-nous bien : je ne dis pas qu'il aurait fallu ne rien changer au système hérité de Boris Eltsine. Moi aussi, je voulais faire évoluer les choses, remettre de l'ordre dans le pays après les dérives des années 1990... mais pas en concentrant tous les pouvoirs entre les mains de l'exécutif. Le résultat de l'action de Poutine, c'est que toute la population - 140 millions de personnes - est entièrement dépendante de la volonté d'un seul homme ! Ce fonctionnement empoisonne le développement du pays.
I. L. - C'est pourtant vous qui, m'avez-vous dit, avez présenté Vladimir Poutine à la fille de Boris Eltsine, Tatiana Diatchenko ; et c'est vous qui avez proposé d'en faire le successeur de M. Eltsine au Kremlin. Qu'aviez-vous vu en lui ?
S. P. - Je l'ai présenté à Tatiana Diatchenko car la situation, au Kremlin, n'était plus tenable. Boris Eltsine était malade, le chaos régnait en Russie. Il fallait à tout prix sauver la politique d'ouverture et de réformes initiée après la chute de l'Union soviétique. Sergueï Stépachine (9) aurait bien aimé être …