Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les deux guerres de l'Ukraine

Entretien avec Petro Porochenko, Président de l'Ukraine depuis juin 2014, par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 150 - Hiver 2016

Petro Porochenko

Isabelle Lasserre - Monsieur le Président, l'Ukraine pourrait-elle faire les frais d'un rapprochement entre l'Occident et la Russie sur le dossier syrien ?
Petro Porochenko - Non. Il faut bien comprendre ce qui est en jeu, aujourd'hui, en Ukraine. Comme chacun le sait, nous avons été victime d'une agression de la Russie qui a annexé la Crimée et envahi le Donbass. Mais notre lutte dépasse le cadre de l'Ukraine. Nous ne nous battons pas seulement pour nos droits. Nous nous battons pour la liberté, pour la démocratie et aussi, au bout du compte, pour la sécurité de l'Europe ! Souvenez-vous : en 1994, l'Ukraine a volontairement renoncé à son arsenal nucléaire, qui était à l'époque le troisième du monde (1). En échange, notre intégrité territoriale, notre souveraineté et l'indépendance de notre pays ont fait l'objet de garanties de sécurité signées par la France, par les États-Unis, par la Grande-Bretagne... et par la Russie. Dès lors, que signifie l'annexion de la Crimée ? Pour moi, la réponse est claire : cet événement implique l'effondrement complet de tout le système de sécurité basé sur les principes et les règles du Conseil de sécurité des Nations unies. C'est, en effet, la première fois que l'agresseur d'un pays est l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. L'action russe en Ukraine, au centre de l'Europe, devrait susciter de la part des autres membres du Conseil de sécurité des efforts supplémentaires en vue d'assurer, précisément, la sécurité du monde et celle de l'Europe. Ni l'Europe ni la France n'ont jamais marchandé leur sécurité. Pour résumer, soutenir l'Ukraine aujourd'hui face à la Russie, c'est soutenir la sécurité du continent et même du monde. Et les récents développements en Syrie n'y changent rien.
I. L. - Si je vous suis bien, vous estimez que l'intervention militaire russe en Syrie n'aura pas de conséquences pour l'Ukraine...
P. P. - Il n'y aura pas de conséquences particulières pour l'Ukraine mais il y a déjà des conséquences globales. Quel est le but de l'intervention russe en Syrie ? La déstabilisation du Moyen-Orient. Avant l'arrivée des Russes, il y avait une coalition de 65 pays qui attaquaient l'organisation terroriste Daech et qui étaient très bien coordonnés. L'intervention russe a introduit un nouveau facteur de déstabilisation. Concrètement, que fait Vladimir Poutine en Syrie ? Bombarde-t-il l'État islamique ? Non, il bombarde les groupes d'opposants qui combattent Bachar el-Assad et n'ont rien à voir avec les terroristes. Pourquoi fait-il cela ? Pour créer davantage de chaos dans la région. Les bombardements russes provoquent un nouvel afflux de réfugiés syriens qui prennent la route de l'Europe via la Turquie. En quoi cette migration massive intéresse-t-elle Vladimir Poutine ? La réponse est simple. Le président russe veut une Europe faible et désintégrée car seule une Europe faible et désintégrée lui permettra de bâtir son empire comme il le souhaite.
I. L. - Un empire qui inclurait au moins une partie de l'Ukraine...
P. P. - Bien sûr. Et ce n'est pas une perspective qui nous convient, c'est le moins que l'on puisse dire ! Nous, nous voulons être européens. Pas seulement pour entrer dans l'UE mais pour intégrer les normes européennes dans notre pays. Nous souhaitons mener à bien les réformes nécessaires, établir l'état de droit, créer des conditions propices aux investissements, consolider la démocratie. Or Vladimir Poutine déteste cette idée et ce programme qui appartiennent à un univers inverse du sien. Empêcher l'Ukraine de rejoindre l'Europe, c'est la dernière bataille du communisme, de l'Union soviétique. Aux yeux de Vladimir Poutine, si notre pays entrait dans l'UE, il franchirait le Rubicon. Mais n'en déplaise à M. Poutine, l'Ukraine est sans doute l'ancienne république soviétique qui manifeste le plus fort soutien à l'Europe et à ses valeurs. Dois-je rappeler que notre « révolution de la dignité » (2) est née pour s'opposer à la décision de l'ancien président Viktor Ianoukovitch qui avait refusé de signer l'Accord d'association avec l'UE ? Cette aspiration européenne, nous l'avons payée au prix fort. Pendant l'agression russe, l'Ukraine a perdu 8 000 citoyens : 2 000 soldats et 6 000 civils. C'est parce que nous voulions être européens que la Russie nous a agressés, qu'elle a envoyé ses soldats dans notre pays, qu'elle a bombardé notre territoire. Il faut comprendre que la Russie, qui a renoué avec ses visées impériales, déteste l'Europe et, plus encore, l'idée d'une Europe forte et unie.
I. L. - L'Union européenne a renouvelé ses sanctions contre la Russie pour les six prochains mois. Selon vous, vos partenaires européens sont-ils déterminés à maintenir ces sanctions aussi longtemps que Moscou n'appliquera pas les accords de Minsk qui prévoient, notamment, qu'elle retire ses hommes et ses équipements militaires du Donbass ?
P. P. - Revenons d'abord sur l'origine et la signification de ces sanctions. Elles ne sont en aucun cas une punition contre la Russie ou contre les responsables russes. Elles visent à maintenir la Russie à la table des négociations et à faire en sorte qu'elle applique, jusque dans les détails, les accords de Minsk. Les accords de Minsk ne sont pas un buffet de grand hôtel où l'on peut choisir et prendre ce que l'on veut ! Leurs dispositions sont obligatoires pour la Russie comme pour l'Ukraine. La partie concernant la sécurité impose un cessez-le-feu sur le terrain. Elle ordonne à la Russie de retirer ses troupes et ses armes lourdes de l'est de l'Ukraine. Ce n'est pas encore le cas : il y a toujours 7 à 9 000 militaires russes sur notre territoire. La Russie est censée accepter que des organisations internationales comme l'OSCE viennent surveiller l'application des accords de paix. Mais, à l'heure où je vous parle, l'OSCE n'est toujours pas autorisée à pénétrer dans les zones contrôlées par les Russes. En outre, la Russie n'a pas libéré les Ukrainiens qu'elle retient illégalement en prison. Elle ne coopère pas avec les organisations humanitaires ukrainiennes ou internationales. Au niveau politique, les accords de Minsk visent à créer les conditions qui permettront aux populations de …