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Suède : une diplomatie décompléxée

Entretien avec Margot Wallström, ministre suédoise des Affaires étrangères, par Antoine Jacob, journaliste indépendant couvrant les pays nordiques et baltes. Auteur, entre autres publications, de : Les Pays baltes, Lignes de repères, 2009 ; Histoire du prix Nobel, François Bourin Éditeur, 2012.

n° 150 - Hiver 2016


Antoine Jacob - Depuis l'été 2015, la Suède est confrontée à l'arrivée de plus de 100 000 demandeurs d'asile en provenance de Syrie, d'Irak, d'Afghanistan et d'ailleurs. Après s'être mobilisé en leur faveur, le gouvernement s'est résolu, en novembre, à prendre les mesures les plus restrictives jamais adoptées dans l'histoire moderne du pays afin de réduire le nombre d'arrivants et de limiter les possibilités de regroupement familial. Pourquoi un tel tournant ?
Margot Wallström - Permettez-moi d'abord de rappeler que la Suède a une tradition d'ouverture sur le monde. C'est un pays qui a toujours offert sa protection à ceux qui fuient les persécutions et les guerres. C'est précisément pour cette raison que les refugiés sont si nombreux à se diriger vers la Suède. Sans parler de ceux qui veulent rejoindre des parents ou des amis déjà installés sur notre territoire (2). Cela dit, il est exact que nous avons décidé les changements dont vous parlez, pour une période temporaire de trois ans. Les capacités d'accueil de la Suède sont actuellement soumises à une pression qui n'est pas soutenable, les communes sont souvent débordées. Le coût financier est lourd et des tensions surgissent. La Suède n'a pas cessé, pour autant, de se conformer à toutes ses obligations internationales, et elle continuera à le faire. Cependant, nous regrettons profondément que les responsabilités en matière d'accueil ne soient pas mieux partagées, au sein de l'Union européenne et au-delà. Il n'est pas acceptable que seuls quelques pays voisins de la Syrie et une poignée d'États membres de l'Union européenne - Suède et Allemagne en tête - assument une part disproportionnée de ce fardeau.
A. J. - Qu'attendez-vous de vos partenaires européens ?
M. W. - Les seules solutions à ce défi ne peuvent être que des solutions communes, à l'échelle de toute l'UE. Il faut absolument que les mécanismes de réinstallation, sur lesquels se sont entendus les Vingt-Huit, et qui concernaient initialement l'Italie et la Grèce, soient mis en oeuvre. D'ailleurs, la Suède a demandé à pouvoir bénéficier de ce mécanisme, compte tenu de l'afflux de migrants auquel elle doit faire face. Nous voudrions aussi que la responsabilité soit mieux partagée pour les mineurs, ces jeunes de moins de 18 ans qui arrivent seuls, sans aucune famille, et que la Suède accueille en grand nombre. L'Union européenne est fondée sur le principe de solidarité entre ses membres. Mais, comme vous le savez, de nombreux pays sont opposés à cette solidarité. Certains États ont même choisi de bâtir des murs ou d'ériger des barrières à leurs frontières...
A. J. - À ce propos, que répondez-vous à ceux qui, y compris en Suède, préconisent la fermeture des frontières extérieures de l'UE et l'arrêt de l'accueil des réfugiés ?
M. W. - Je peux simplement rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, environ 1,2 million de Suédois ont quitté leur pays pour trouver un avenir meilleur en Amérique. De nombreuses familles suédoises comptent parmi leurs ancêtres des gens qui sont partis tenter leur chance ailleurs. Ces gens-là ont pu s'installer aux États-Unis et commencer une nouvelle vie. Que se serait-il passé s'ils n'avaient pas pu émigrer ? Notre passé est rempli de ce genre d'histoires. Il est de notre devoir, à notre tour, d'accueillir ceux qui aujourd'hui doivent fuir leur pays.
Mais il faut aussi agir en amont et éviter autant que possible l'apparition ou l'aggravation des conflits qui jettent ces malheureux sur les routes. Je veux dire qu'il faut lutter contre la pauvreté de manière que ces populations puissent vivre là où elles sont nées, ce qui est leur désir le plus profond. Hélas, les réfugiés ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Ils vont continuer à frapper à nos portes. D'un autre côté - et il n'est jamais inutile de le rappeler -, ils représentent un atout pour notre pays. Environ 15 % de la population suédoise est d'origine étrangère. Ces nouveaux venus sont un vecteur d'innovation et de dynamisme pour notre société. Nous nous sommes enrichis à leur contact.
A. J. - Le manque de solidarité dont font preuve les pays d'Europe de l'Est sur la question des réfugiés peut-il conduire la Suède à diminuer son soutien face à ce qu'ils appellent la « menace russe » ?
M. W. - Non, ce sont deux sujets différents. Mais les États membres de l'UE doivent se serrer les coudes et travailler ensemble en vue de répondre aux défis variés auxquels ils sont tous - je dis bien tous - confrontés. En tant qu'Union, nous n'avons pas d'autre choix.
A. J. - Le gouvernement suédois a clairement dénoncé l'annexion de la Crimée par Vladimir Poutine. Certains commentateurs laissent néanmoins entendre que, au fond, cette région fait historiquement partie de la Russie et qu'elle ne serait pas tombée dans l'escarcelle ukrainienne si Nikita Khrouchtchev n'avait pas décidé arbitrairement de la rattacher à la république soviétique d'Ukraine en 1954. Qu'en pensez-vous ?
M. W. - On ne peut pas, comme la Russie l'a fait, déclarer un beau jour que telle ou telle décision du passé n'est plus justifiée, que des frontières doivent être modifiées et, dans la foulée, annexer une parcelle de territoire d'un autre État reconnu par la communauté internationale. C'est inacceptable d'un point de vue juridique. L'ensemble de l'UE considère cette annexion comme illégale et a agi en conséquence à l'égard de la Russie.
A. J. - Combien de temps croyez-vous que l'UE pourra rester unie sur cette question ?
M. W. - Jusqu'à présent, elle y est parvenue. Nous tenons d'ailleurs à remercier l'Allemagne et la France d'avoir su éviter l'escalade en misant sur la diplomatie. Il faut s'asseoir à la table des négociations et essayer de trouver un accord avec la Russie. Sur ce dossier, la double approche de l'UE me semble la bonne : à court terme, des sanctions ; et à plus long terme, la recherche d'un dialogue constructif. Toutes les pistes doivent être explorées, que ce soit par …