Entretien avec Jean-Marc Ayrault, Ministre des Affaires étrangères depuis février 2016 par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service étranger du Figaro.
Isabelle Lasserre - Monsieur le ministre, avant d'être nommé à votre poste actuel, aviez-vous jamais rêvé de diriger la diplomatie française ?
Jean-Marc Ayrault - Rêvé, non. Mais, en 2012, si le président ne m'avait pas proposé d'être premier ministre, c'est ce poste qui m'aurait le plus intéressé car il touche à la plupart des enjeux majeurs pour notre pays.
I. L. - Allez-vous marcher dans les pas de votre prédécesseur Laurent Fabius ou votre approche, sur certains dossiers, sera-t-elle différente ?
J.-M. A. - Je ne cherche pas à emprunter nécessairement d'autres chemins que ceux de M. Fabius. Il existe une continuité de la politique étrangère française qui s'inscrit dans l'histoire et la tradition de notre pays. On s'en éloigne parfois ; mais on revient toujours à l'essentiel.
Évidemment, chaque personnalité politique imprime sa marque. Mais l'urgence, quel que soit le titulaire du poste, c'est de faire face aux graves crises actuelles : la guerre en Syrie, la question du terrorisme, la relance du projet européen qui est en panne... À ces trois priorités j'ajouterai une quatrième orientation : l'Afrique. Au-delà de la présence militaire et des exigences de sécurité, il faut absolument considérer l'Afrique comme un continent d'avenir et nous avons, vis-à-vis d'elle, une responsabilité particulière.
Parmi nos traditions, il y a aussi, bien sûr, celle d'une diplomatie globale qui s'intéresse au monde dans son ensemble - à l'Asie, à l'Amérique latine, aux pays émergents en général. Nous devons, également, nous mettre au service des intérêts les plus cruciaux de nos concitoyens, c'est-à-dire non seulement leur sécurité mais également leurs emplois - d'où l'accent mis sur la diplomatie économique.
La France a son rôle à jouer sur la scène internationale. Mais elle ne peut pas tout faire seule. J'ai donc l'intention - ce sera ma méthode - de renforcer notre travail commun avec nos partenaires, notamment européens. Je ne ferai pas de grandes proclamations ; je ne dirai pas haut et fort que la France a nécessairement toujours raison. J'ai l'intention de me montrer pragmatique, même si c'est moins spectaculaire. Bref, j'aborde ce poste dans un esprit de dialogue. Je pense qu'il faut davantage parler avec tout le monde et rechercher les convergences partout où elles sont possibles. La France, j'en suis convaincu, peut jouer un rôle moteur sur tous les grands sujets internationaux.
I. L. - Quels sont les personnages de l'Histoire auxquels vous vous référez ?
J.-M. A. - J'ai récemment reçu le roi et la reine des Pays-Bas dans le salon de l'Horloge, là où Robert Schuman a lancé, le 9 mai 1950, son fameux appel (1). Ce que j'admire chez cet homme, c'est que, avec Adenauer et De Gasperi (2), il a pris conscience de la nécessité d'agir - et vite - pour empêcher qu'on puisse à nouveau se faire la guerre en Europe. Ces trois hommes - qui, pourtant, furent beaucoup critiqués en leur temps - étaient des visionnaires. Nous devons leur être éternellement reconnaissants : nous n'en serions pas là où nous en sommes sans leur action.
I. L. - Vous attachez, dites-vous, une importance particulière à l'Afrique. Parlons donc, si vous le voulez bien, de ce continent. Peut-on considérer que les actions françaises actuellement menées en Libye suffiront à réduire la menace djihadiste dans ce pays ? Ou bien la France sera-t-elle obligée d'envoyer des hommes au sol ? Le cas échéant, avec qui pourrait-elle le faire ? Dans le cadre de quelle coalition ?
J.-M. A. - La position de la France est simple : la solution en Libye est politique. Autrement dit, une nouvelle opération militaire n'est pas à l'ordre du jour. La priorité, en Libye, est de permettre l'installation à Tripoli d'un gouvernement d'unité nationale, légitime et reconnu par tous. C'est ce que souhaite l'immense majorité des Libyens, même si une minorité d'entre eux tente de s'y opposer. Nous avons été les premiers à proposer que l'on adopte, à l'encontre de ceux qui s'emploient à retarder la prise de fonctions de ce gouvernement, des sanctions individuelles afin de les ramener à la raison.
Une fois que le gouvernement sera installé à Tripoli, notre rôle, en tant qu'allié de la Libye, sera d'aider ce gouvernement à assurer sa sécurité et à prendre le destin du pays en main. Il faut aussi, bien entendu, agir en faveur du développement économique, ne serait-ce que parce que, en Libye comme ailleurs, ce sont la pauvreté et les frustrations qui nourrissent les rangs de Daech. Et notre but est bien de combattre Daech et de tout faire pour ne pas laisser cette organisation prospérer.
I. L. - Quid de la Syrie ? Faut-il coopérer avec Bachar el-Assad ? Jusqu'à quel point ?
J.-M. A. - Les négociations en vue d'une solution politique ont repris. Nous avions beaucoup plaidé en ce sens ; le fait qu'il y ait un cessez-le-feu entre le régime et l'opposition non djihadiste et qu'il soit globalement respecté est un pas dans la bonne direction. Mais il faut être réaliste : je sais que Moscou essaie de tirer profit de la situation en imposant un nouveau rapport de forces sur le dossier syrien. Le retrait partiel par la Russie de ses forces militaires s'explique sans doute par le souvenir de son expérience afghane et la volonté de peser sur le processus politique. Au fond, les autorités russes ont compris qu'il n'y aurait pas d'autre solution que politique.
Bachar el-Assad peut-il rester président ? Ma réponse est non. Pas après les 270 000 morts de la guerre. Mon homologue américain John Kerry et tous nos partenaires de la coalition sont d'accord sur ce point. Mais nous voulons, aussi, éviter que la Syrie sombre totalement dans un chaos similaire à celui qui a suivi l'intervention américaine en Irak et la chute de Saddam Hussein. Il n'y a qu'une seule option : inventer une formule politique qui reflète toute la diversité de la Syrie et permette d'éviter l'effondrement des institutions et l'éclatement du pays. Pour que ce soit possible, il faut que tous …
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