Entretien avec Alexeï Navalny, opposant politique russe, président du Parti du Progrès, par Natalia Rutkevich, journaliste indépendante, spécialiste de l'espace post-soviétique.
Natalia Rutkevich - Monsieur Navalny, vous êtes l'une des personnalités les plus controversées de Russie. Pour les uns, vous êtes un héros, un lanceur d'alerte, un espoir de changement. Pour les autres, vous êtes le représentant le plus éminent d'une hypothétique « cinquième colonne » manipulée par l'Occident afin d'affaiblir la Russie. Comment vous présenteriez-vous vous-même ?
Alexeï Navalny - Je suis le directeur du Fonds de lutte contre la corruption (FBK), l'une des principales ONG de Russie, qui vit uniquement des dons des citoyens et parvient à fonctionner sans le moindre soutien de l'État et sans recevoir un centime de l'étranger. Je suis également le président du Parti du Progrès, qui est selon moi devenu, en deux ans d'existence, le principal parti d'opposition en Russie, ce qui lui a valu d'être interdit. La raison d'être de ces deux organisations est la même : la lutte contre le régime actuel. Ce régime est injuste, néfaste, nocif. Il conduit le pays dans l'impasse. Pour en venir à bout, nous faisons beaucoup de choses différentes, mais le premier axe de notre travail, c'est la dénonciation de la corruption. La corruption, on le voit à d'innombrables exemples, est le principe moteur du régime. Pour les membres du clan au pouvoir, c'est à la fois une fin (elle leur permet de s'enrichir démesurément) et un moyen (c'est de cette façon que Poutine dirige la Russie).
N. R. - Êtes-vous entendu par vos compatriotes ? Les législatives du 18 septembre 2016 se sont soldées par une victoire écrasante de Russie unie, le parti du pouvoir, et l'on ne compte pas le moindre candidat d'obédience démocrate au sein de la nouvelle Douma...
A. N. - Il ne faut pas s'arrêter à la composition de la Douma. Selon moi, ces « élections » - quand vous transcrirez cet entretien, n'oubliez pas de placer ce mot entre guillemets, car cette farce n'a d'élections que le nom - ont montré que les citoyens, dans leur majorité, n'étaient plus dupes. Le chiffre le plus important, ce n'est pas celui du nombre de sièges obtenu par Russie unie ou par les trois autres partis-croupions autorisés à siéger au Parlement : c'est celui de la participation. Officiellement, celle-ci a été de 47,8 %. Mais, en réalité, elle n'a été que de 36,5 %. D'après des études dignes de foi, quelque 11 millions de bulletins ont été ajoutés pour gonfler les chiffres (11). Il s'agit tout simplement du taux de participation le plus bas jamais enregistré lors d'élections générales en Russie. Dans les grandes villes, ce chiffre a été encore plus misérable : à Saint-Pétersbourg, seuls 20 % des inscrits se sont déplacés ; à Moscou, à peine davantage. Si l'abstention a été aussi énorme, c'est parce que les gens ont bien compris que leur vote ne changerait strictement rien. Nous avions écrit dès avant le scrutin que le seul but de cette parodie de consultation était d'entériner le statu quo - à savoir une Douma écrasée par Russie unie, accompagnée de trois formations satellites destinées à donner l'illusion du pluripartisme. En réalité, le parlementarisme a été détruit depuis longtemps, mais la population ne s'en est rendu compte que récemment.
N. R. - Vous venez de dire que votre parti, le Parti du Progrès, était « le principal parti d'opposition de Russie ». Quel eût été son score s'il avait pu participer aux législatives et avait obtenu le droit de faire campagne normalement, c'est-à-dire en ayant accès aux médias, en ayant le droit d'organiser des meetings, etc. ?
A. N. - Dans un tel cas de figure, hélas très fantaisiste, nous aurions probablement été le deuxième parti du Parlement derrière Russie unie. Et nous serions arrivés en tête dans les grandes villes. Je ne dis pas cela par forfanterie. Je crois sincèrement qu'il existe deux grandes mouvances politiques dans la Russie actuelle : le poutinisme, qui est une espèce de mélasse anti-occidentale ; et la voie européenne de développement, que nous incarnons. Il existe toute une classe moyenne éduquée qui, si les circonstances avaient été normales, aurait sans doute massivement voté pour nous. Les municipales de Moscou en 2013 ont bien montré que nos idées étaient très populaires au sein de cette catégorie de la population. Quand je me suis présenté aux élections municipales anticipées, sans argent et sans accès à la télévision, sans avoir le temps de mener campagne, j'ai quand même recueilli 27 % des voix, selon les chiffres officiels. En réalité, d'après les informations dont je dispose, j'ai obtenu 31 % des suffrages, et il aurait dû y avoir un second tour. Je ne doute pas que, dans ce cas de figure, j'aurais été élu maire de la capitale.
N. R. - Votre formation n'est pas le seul parti d'obédience démocrate. Vous aviez formé avec cinq autres partis une « Coalition démocratique » qui a fini par imploser au printemps dernier (12). Comment expliquer l'incapacité des forces démocratiques à s'unir de façon constante ?
A. N. - Par la nature même de la politique. Oui, il y a plusieurs formations qui partagent les idéaux de la démocratie ; mais cela ne signifie pas pour autant qu'elles sont nécessairement toujours sur la même longueur d'onde. Imaginons que le Front national arrive au pouvoir en France : je doute que tous les partis démocratiques de gauche comme de droite fusionneraient en une seule et unique formation pour lui faire face ! Les choses ne sont pas différentes chez nous... En outre, si par quelque miracle tous les mouvements démocratiques venaient à s'unir (ce dont je doute fort car je connais bien leurs chefs et leurs divergences), le pouvoir s'empresserait de créer un parti prétendument démocrate - mais, en réalité, entièrement contrôlé par le Kremlin - afin de couper l'herbe sous le pied d'une telle coalition. On l'a bien vu avec l'éphémère aventure politique de Mikhaïl Prokhorov (13).
N. R. - Être opposant en Russie ne va pas sans risques. Vous recevez fréquemment des menaces, vous avez été physiquement agressé, vous avez été …
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