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Biotechnologies marines, un nouvel eldorado ?

Marie Haupais - Que recouvre le terme de « biotechnologie marine » ?

François Jacq - Les biotechnologies en général sont un domaine très vaste qui se définit, selon l'OCDE, comme « l'application des sciences et des techniques à des organismes vivants pour transformer des matériaux vivants ou non dans le but de produire des connaissances, des biens et des services ». Cela signifie que l'on va utiliser les capacités produites par le vivant - en l'occurrence, les capacités des êtres vivant dans les océans - pour mettre au point de nouvelles technologies.

À la différence des biotechnologies rouges du domaine médical, vertes de l'agriculture ou blanches de l'industrie, les biotechnologies bleues sont transverses et ne se limitent pas à un seul secteur d'application.

Par ailleurs, elles se définissent en fonction de la biosphère explorée plutôt que par l'objectif que l'on souhaite atteindre. Nous innovons au fur et à mesure que nous découvrons. Cette particularité tient au domaine marin en lui-même. Les océans sont des milieux de vie comprenant des habitats très diversifiés, depuis l'estran jusqu'aux profondeurs. Pour s'adapter et pour communiquer, les organismes marins ont développé des techniques qui impliquent souvent des molécules et des processus chimiques originaux, différents de ceux des organismes terrestres. Près des sources hydrothermales au fond des océans par exemple, on trouve des écosystèmes avec des êtres vivants dotés de métabolismes très particuliers qui leur ont permis de survivre aux conditions extrêmes de pression, de température ou d'acidité. Ces milieux sont encore très difficiles à explorer ; il reste donc beaucoup à découvrir.

M. H. - Ce potentiel est-il quantifiable ?

F. J. - Le nombre d'espèces marines connues est d'environ 250 000. Mais ce chiffre ne représenterait qu'à peine 10 % des espèces vivant dans les océans ! La diversité est donc énorme. En termes économiques, une étude du Marine Board (1) datée de 2010 évalue à 2,8 milliards d'euros le marché mondial des bioressources marines, avec une progression comprise entre 5 et 10 % par an. Les applications des biotechnologies marines concernant de nombreux secteurs, les retombées économiques sont potentiellement considérables mais, faute de recul suffisant, elles restent, de fait, difficiles à quantifier.

M. H. - Comment les biotechnologies marines sont-elles utilisées ?

F. J. - Sur les 20 000 molécules issues du milieu marin découvertes à ce jour, environ un quart sont utilisées dans le secteur de la santé, pour le développement de nouveaux médicaments et la mise au point d'innovations médicales. Les exemples récents ne manquent pas : un anticancéreux a été mis au point grâce à un petit vertébré vivant au large des côtes de Floride ; un ver marin est à la base de l'élaboration de pansements cicatrisants ; une bactérie des grands fonds est étudiée dans la régénération de la peau et des os ; d'autres organismes marins servent de support à la recherche de nouveaux antibiotiques, de substituts sanguins, d'antidouleurs, de remède aux maladies neurodégénératives, etc.

À l'Ifremer, le laboratoire « Écosystèmes microbiens et molécules marines pour les biotechnologies » travaille sur un projet important dans le domaine médical : Ionibiogel. Ce projet, financé par l'Agence nationale de recherche et mené en collaboration avec l'université de Nantes, s'intéresse à la réduction des tissus endommagés.

M. H. - Quels sont les autres champs d'application des biotechnologies marines ?

F. J. - L'alimentation est un domaine où les biotechnologies marines ont joué un rôle essentiel ces dernières années en permettant d'améliorer la qualité des aliments grâce à des techniques de conservation innovantes. Des bactéries marines sont notamment utilisées pour empêcher le développement d'agents pathogènes comme la listeria ou pour prolonger la fraîcheur des produits. Elles constituent une alternative aux additifs chimiques.

Les biotechnologies marines peuvent également apporter des solutions en termes de production alimentaire - production de lipides et de protéines - pour le bétail, mais aussi pour l'homme. Ce qui, dans un contexte de raréfaction des ressources, est primordial.

De façon générale, les biotechnologies marines vont permettre de développer des molécules ou des enzymes exploitables dans de nombreux secteurs de l'industrie : cosmétologie (produits de beauté, maquillage), produits d'entretien (lessive, colle), pâte à papier, emballages (y compris l'encapsulation des médicaments), etc.

M. H. - Les biotechnologies peuvent-elles contribuer à résoudre certains problèmes environnementaux ?

F. J. - Tout à fait ! Les bioplastiques à base d'algues, par exemple, sont en passe de bouleverser notre vie quotidienne. Il s'agit d'une thématique de recherche majeure. Dans ce cas précis, c'est étonnant de se dire que c'est l'océan qui fournit lui-même les armes afin de lutter contre son ennemi numéro un, la pollution plastique.

Mais le rôle des biotechnologies bleues va bien au-delà. On peut se servir des microalgues afin de capter le CO2 émis par les entreprises industrielles. C'est l'objectif du projet VASCO 2 de valorisation et de stockage du CO2 via la culture de microalgues, auquel participe la station Ifremer de Palavas-les-Flots.

Les biotechnologies bleues peuvent également être utilisées pour développer des produits antifouling non toxiques, pour améliorer l'efficacité des processus de désalinisation, pour mettre au point des biopesticides moins nocifs ou encore pour cibler la destruction des hydrocarbures lors d'une marée noire. Dans l'industrie, on les retrouve dans l'amélioration de la dégradation des composés toxiques ou dans le traitement des eaux usées.

Les biotechnologies bleues répondent donc à de multiples problématiques écologiques, tant en amont qu'en aval de la production de polluants.

M. H. - Quels sont les principaux défis de la recherche dans le domaine des biotechnologies marines ?

F. J. - Ce qu'il faut savoir, c'est que de nombreux défis ont déjà été relevés, notamment dans l'identification des nouvelles molécules. En effet, il ne s'agit pas seulement de collecter de nouveaux organismes ou bactéries ; il faut être en mesure de mettre en évidence leurs spécificités et leur potentielle utilité. Ce qu'on appelle l'« Omics Revolution », l'essor de la génomique, a rendu le décodage génétique beaucoup plus facile. C'est d'ailleurs la découverte d'une enzyme issue d'une bactérie des grandes profondeurs qui permet aujourd'hui de répliquer de façon exponentielle les fragments d'ADN et donc de faciliter le séquençage des génomes. Avec des ordinateurs de plus en plus rapides et performants, l'identification des molécules d'intérêt est de plus en plus accessible.

Mais il reste évidemment des obstacles à surmonter. Le premier est l'accès aux ressources et aux nouveaux écosystèmes. La communauté scientifique française a la chance de disposer de technologies de pointe pour explorer les grands fonds, comme le robot télé-opéré Victor 6000, mais la recherche de nouveaux organismes à plusieurs kilomètres de profondeur, dans des environnements particulièrement hostiles, reste compliquée.

Le second défi est de parvenir à comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes et les interactions des organismes entre eux. Comment espérer cultiver à grande échelle des organismes vivants si nous ne connaissons pas leurs « modes de vie » ? Ont-ils besoin d'être mis en contact avec des prédateurs pour produire les molécules dont nous avons besoin ? Ou, au contraire, vivent-ils en symbiose avec d'autres espèces ? Je suis convaincu que chaque pierre ajoutée à l'édifice de nos connaissances sur ces espèces sera synonyme d'innovations.

D'autres questions se posent lorsqu'on passe du laboratoire à l'entreprise : économiquement et écologiquement, est-il préférable d'exploiter des organismes vivants ou de créer des molécules de synthèse ? Si nous choisissons la première hypothèse, comment reproduire artificiellement les conditions de vie (parfois extrêmes) de ces êtres vivants ? L'exploitation du vivant dépend de notre capacité à le cultiver et à le faire se reproduire.

En fin de processus, comment extraire les molécules d'intérêt sur de gros volumes ? Si l'extraction n'est pas un problème en laboratoire, il reste actuellement difficile et peu rentable d'extraire des composants actifs dans un cadre industriel.

Par ailleurs, si certaines bactéries ou molécules sont identifiées comme utiles, on ne sait jamais comment elles vont se comporter à grande échelle. Par exemple, la bactérie anti-listeria utilisée pour la conservation des aliments fonctionne avec certains poissons mais pas avec d'autres. Dans une utilisation concrète, de nouvelles questions et de nouveaux problèmes se posent sans cesse.

M. H. - Les défis ne sont donc pas seulement techniques mais aussi économiques. Quels sont les freins au développement des biotechnologies marines ?

F. J. - Le domaine des biotechnologies marines est vaste et incertain en termes de débouchés (pour des milliers d'espèces existantes, combien sont intéressantes pour l'homme ?). En conséquence, les grandes entreprises impliquées dans des projets d'envergure sont peu nombreuses. Ce sont principalement les start-up qui se positionnent sur le marché des biotechnologies bleues, mais elles souffrent du manque d'investissements.

Le second problème des biotechnologies marines réside dans leur caractère transverse à de nombreux secteurs d'activité, ce qui rend parfois les développements plus délicats.

De manière générale, il y a un fossé considérable entre l'idée d'Eldorado marin et les efforts réellement déployés pour donner corps à cette affirmation.

M. H. - Quelle est la place de la recherche européenne en matière de biotechnologies marines ?

F. J. - La recherche européenne s'en sort plutôt bien. Nous sommes premiers en nombre de citations scientifiques (41 %) et de publications (36 %). En revanche, en termes d'inventions, nous ne sommes que 4e, derrière le Japon, la Chine et les États-Unis. Cette faiblesse traduit l'absence de passage de la recherche au développement des innovations.

M. H. - Au niveau européen, comment faire pour que les biotechnologies marines prennent leur essor ?

F. J. - On pourrait commencer par mieux soutenir et mieux structurer la recherche nationale et européenne autour de ces questions. L'objectif est de faire de la recherche en biotechnologies marines un domaine à part entière pour qu'il soit plus visible aux yeux de tous.

Il faut redire que le milieu marin est infiniment moins bien connu que le milieu terrestre. S'ajoutent à la complexité inhérente à l'environnement marin des moyens qui sont souvent dix à cent fois moindres que ceux accordés à d'autres champs thématiques.

Ces dernières années, plusieurs initiatives européennes ont vu le jour pour soutenir ce domaine de recherche : l'ERA-Net Marine Biotech consortium a été créé afin d'élaborer une vision stratégique commune et d'organiser des appels à projets internationaux. Autres exemples : les biotechnologies marines figurent parmi les priorités du document stratégique de JPI Océan et sont également clairement identifiées dans le programme H2020. Tout cela contribue à unifier un domaine de recherche qui était auparavant très fragmenté, mais aussi à mieux communiquer autour du sujet, notamment auprès des entreprises.

M. H. - Et au niveau international, quels sont les enjeux ?

F. J. - Il y a d'abord un enjeu de protection de cette diversité microbiologique et des trésors qui restent à découvrir dans les océans, surtout dans un contexte de réchauffement climatique et de pression anthropique. Il faut donc développer des modes de gestion durable efficaces, fondés sur une meilleure compréhension des organismes, de leurs interactions avec le milieu et de leur place dans l'écosystème.

Il est aussi essentiel d'aboutir rapidement sur les questions d'ordre juridique. En Europe, la réglementation des biotechnologies marines est à mi-chemin entre l'EU Integrated Maritime Policy et l'EU Biotech Strategy. Là encore, beaucoup reste à faire.

(1) Marine Biotechnology : a new vision and strategy for Europe, Marine Board, septembre 2010.