« We want our fish back ! » Tel était le cri de guerre ou du coeur des pêcheurs britanniques. Dans cette logique, ils ont voté à une large majorité, le 23 juin 2016, en faveur d'une sortie de l'Union européenne. Ce vote n'est pas sans conséquence pour les pêches européennes, très dépendantes des eaux britanniques pour leur activité. Quelques chiffres montrent l'impact économique qu'aurait une éventuelle fermeture des eaux du Royaume-Uni aux flottilles des États de l'UE. À court terme, la perte de revenus entraînerait, d'une part, une réduction du bénéfice net de la flotte européenne des 27 d'environ 50 % et, d'autre part, une réduction des salaires des équipages d'environ 15 %. La baisse annuelle approximative du PNB serait de l'ordre de 306 à 366 millions d'euros. Son effet cumulé sur une période de dix ans s'élèverait donc à environ 3 milliards d'euros. 15 % de la flotte seraient impactés par la perte permanente d'opportunités de pêche, ce qui entraînerait la disparition probable de 5 à 6 000 emplois à temps plein. Pour ce qui concerne la France, environ 20 % de sa production proviennent de la zone économique exclusive (ZEE) britannique. Ce chiffre passe à 30 % si l'on ne tient compte que de la production de l'Atlantique Nord-Est, soit une valeur de 161 millions d'euros (ce qui représente environ 15 % de la valeur de la pêche métropolitaine). En fonction des navires géolocalisés, environ 12 % de la flotte (hors Méditerranée) fréquentent la ZEE britannique (principalement des arts traînants) ce qui touche environ 20 % des marins (hors Méditerranée).
Le Brexit pourrait représenter un séisme pour la filière de la pêche française tout entière. En effet, il serait simpliste de penser que seules les flottilles fréquentant les eaux britanniques seront affectées. En raison de leur report d'activité principalement vers les eaux françaises déjà travaillées par d'autres métiers, réduites par des zones environnementales ou dédiées à de nouveaux usages, ou du fait de l'« effet marché » dû à la hausse prévisible des exportations britanniques qui seront probablement dopées par une livre dévaluée, toute la filière française, de la frontière belge à la frontière italienne, sera déstabilisée.
Mais les pêcheurs français ne sont pas les seuls à être concernés. Telle est la raison de la constitution très rapide d'une coalition au niveau communautaire, avec les pêcheurs de huit pays. Cette coalition a vocation à être une force de pression sur les négociateurs afin d'éviter que la pêche ne soit la variable d'ajustement des négociations communautaires. Les enjeux relatifs à la pêche ont toujours été des facteurs de complication dans les procédures d'adhésion, voire les grains de sable qui ont abouti à la non-adhésion de certains pays (Norvège en 1994, Islande en 2013) ou à la sortie du Groenland en 1982. Pour cette principale raison, les négociateurs pourraient être tentés de renvoyer à un accord annexe, à la suite d'une négociation à double détente : on règle l'essentiel d'abord, la pêche ensuite... Du fait d'une telle hypothèse, dont les pêcheurs auraient tout à perdre, le Brexit doit être considéré, par son aspect géographique, comme prioritaire. Loin d'être un épiphénomène, le secteur de la pêche doit être au coeur de la complexe négociation du Brexit. Même s'il y a l'espace aérien, l'espace maritime - du fait de l'insularité du Royaume-Uni - est un enjeu géographique d'importance, avec une dimension économique essentielle que nous avons rappelée en introduction.
Après le contexte géographique de la négociation, un rappel historique est également nécessaire : les pêcheurs britanniques pensent avoir perdu leur splendeur au moment de l'entrée du Royaume-Uni dans l'UE. Ils ont oublié ou feignent d'oublier que c'est le vaste processus d'extension des eaux territoriales au niveau mondial qui les a exclus des eaux islandaises. Le développement du concept juridique de la zone économique exclusive, auquel leurs diplomates n'avaient pas cru, a abouti à l'éviction des pêcheurs britanniques. Ils ont perdu la « Guerre de la morue ». Il ne serait pas très fair-play qu'ils essaient de nous en demander indirectement, plus de quarante ans après, la réparation !
Le terme de séisme a été avancé. Telle pourrait être effectivement la conséquence, pour le secteur de la pêche française, et pour celui de la pêche européenne dans son ensemble, d'une mauvaise négociation. Les enjeux sont les suivants : les conditions de l'accès aux zones de pêche en s'appuyant sur les droits historiques ; le droit de ponction ; et, enfin, l'accès au marché.
L'accès aux eaux britanniques
Des eaux resserrées du détroit du Pas-de-Calais jusqu'à la mer Celtique au sud-ouest de l'Angleterre, les pêcheurs français, au titre des droits historiques, pêchent jusqu'aux 6 milles britanniques. La bande comprise entre 6 et 12 milles côté britannique est effectivement riche en ressources halieutiques et constitue la principale zone de travail d'un certain nombre de navires hauturiers. La convention de Londres du 9 mars 1964 reconnaît aux flottilles françaises des droits historiques. La Politique commune de la pêche (PCP) adoptée en 1983 a conforté ce principe - en excluant toutefois les navires des autres États membres de la zone dite côtière allant jusqu'aux 6 milles pour préserver les intérêts de la petite pêche côtière. À chaque réforme de la PCP, ce principe d'accès à la bande des 6 à 12 milles a été renouvelé. Si le droit européen s'efface, via la PCP, l'ordre international rappellera ses règles, notamment à travers la Convention de Montego Bay de 1982. L'Union européenne, au nom des États membres qu'elle représente, négociera un accord de pêche avec l'État tiers que devient le Royaume-Uni en s'appuyant sur les principes du droit international issus de la Convention internationale sur le droit de la mer de 1982, de l'accord sur les stocks chevauchants ainsi que sur les principes coutumiers qui en découlent.
La répartition des quotas entre le Royaume-Uni et l'Union européenne
Outre l'accès aux eaux, le deuxième défi sera le partage de la ressource, qui repose actuellement sur le principe de stabilité relative instauré par l'accord de La Haye en 1976 (qui a également établi une préférence en faveur des populations côtières). Selon ce principe, « chaque État membre, quelle que soit l'évolution des stocks d'une année sur l'autre, est assuré de recevoir le même pourcentage au titre de la répartition des TAC (Totaux admissibles de captures) en quotas ». Le principe de « stabilité relative » se présente sous la forme d'une clé de répartition invariable du TAC qui tient compte du niveau historique d'exploitation des stocks de chaque État membre. L'article 16 du règlement 1380/2013 du 11 décembre 2013 prévoit que « les possibilités de pêche réparties entre les États membres garantissent une stabilité relative des activités de pêche à chaque État membre pour chaque stock halieutique ou pêcherie. Les intérêts de chaque État membre sont pris en compte lors de la répartition de nouvelles possibilités de pêche ».
La stabilité relative permet, d'une part, d'assurer la continuité des activités de pêche et, d'autre part, de garantir une activité aux populations côtières dépendantes de ce secteur. Cette volonté de préservation des intérêts des pêcheurs côtiers est renforcée par la préférence dite « de La Haye », accordée à l'origine aux flottes écossaises et irlandaises. Cette préférence a été souvent invoquée par les Britanniques au moment de la fixation des TAC et des quotas, qui se fait chaque année. Il serait paradoxal qu'ils renient son principe.
Pour autant, il faudra bien partager - en fonction à la fois des droits historiques des pêcheurs britanniques et de ceux des pêcheurs européens - les droits de ponction dans les stocks halieutiques exploités depuis 1983 de manière commune. En effet, le Brexit va entraîner deux opérations juridiquement distinctes. La première sera la détermination, sur des bases scientifiques, de la part revenant au Royaume-Uni. L'amélioration du suivi des captures au titre de la PCP permettra peut-être, en théorie, d'avoir une estimation crédible, mais l'incidence du réchauffement climatique sur la migration des espèces va compliquer le partage. Le poisson, qui n'a pas voté le Brexit, passe indifféremment d'une zone à l'autre, ainsi que l'attestent certaines campagnes scientifiques. La seconde consistera, une fois opéré le décrochage avec le Royaume-Uni, à partager le reliquat des TAC entre les autres États membres. La France devra se montrer extrêmement vigilante sur ce point comme elle devra l'être sur les conditions d'entrée du poisson britannique sur son territoire.
L'accès britannique au marché européen
Car le Brexit ne sera pas que juridique ! Il aura aussi des effets économiques directs, en particulier en ce qui concerne l'accès des produits de la mer britanniques au marché européen. C'est un véritable enjeu pour les pêcheurs britanniques et pour toute la filière économique d'outre-Manche : en fonction des réponses qui seront apportées, certains déséquilibres économiques pourraient apparaître pour les filières française et européenne. Les désordres économiques liés à la dévaluation de la livre au début des années 1990 sont restés ancrés dans les mémoires des pêcheurs français.
En effet, l'Europe est le premier marché mondial des produits de la mer et le Royaume-Uni exporte vers l'UE une grande part de sa production. Selon la récente étude de FranceAgriMer, « le Royaume-Uni est parmi les pays qui pêchent le plus après l'Espagne, le Danemark et la France. Il est le 5e exportateur en valeur de produits halieutiques de l'Union européenne. Le Royaume-Uni a exporté 1,8 milliard d'euros de produits aquatiques en 2015 dont 1,3 milliard vers l'Union européenne (70 % de ses exportations). La France est le premier pays importateur de produits de la mer en provenance du Royaume-Uni ». Outre ces volumes, il faut remarquer que les principales espèces exportées (lieu noir, cabillaud, coquille Saint-Jacques, maquereau, tourteau et langoustine) viennent en concurrence directe des espèces pêchées par les Français, ce qui semble assez logique puisque les pêcheurs français et britanniques opèrent dans les mêmes zones.
On peut imaginer que le Royaume-Uni, outre une éventuelle dévaluation pour rendre encore plus compétitives ses exportations, va essayer de négocier très durement un accès privilégié au marché européen. Il n'aura pas envie d'être cantonné au statut de pays tiers. Plus qu'une stratégie, c'est un impératif, presque une question de survie économique dans la mesure où le marché européen abrite les plus importants centres de consommation via le maillage de ses grandes métropoles (445 millions de consommateurs). L'inévitable négociation « marché contre accès à la ressource » devra être bâtie sur des termes équilibrés. À défaut, il n'est pas certain que les pêcheurs européens toléreraient l'importation de poissons britanniques tandis que leurs navires se verraient interdire l'accès à leurs anciennes zones de pêche...
Le Brexit, une opportunité ?
Le Brexit est, certes, une menace. Pour autant, il ne doit pas être un événement subi. Pour les pêcheurs français, il doit ouvrir une dynamique économique qui leur permettra de défendre leurs intérêts en tenant compte de la nouvelle donne afin de faire évoluer le modèle économique de production. L'anticipation est une force. Une évolution vers une démarche entrepreneuriale doit être engagée rapidement, notamment pour conserver les navires et les hommes, et pour fixer la valeur ajoutée dans les territoires littoraux. Ainsi, sur un socle de valeurs partagées, une refondation de l'avenir de la pêche française, dans toutes ses dimensions et pour tous les types de pêcheries, doit être pensée en associant l'aquaculture comme composante déterminante du développement responsable et durable de la filière et des savoir-faire. Les pêcheurs français doivent aussi profiter du Brexit pour militer en faveur d'une modification de la PCP. Ils auront l'adhésion des autres pêcheurs européens tant la Commission européenne semble poursuivre ses chantiers sans avoir compris que le rejet de la PCP a été l'une des causes du vote britannique.
En conclusion, tout changement de paradigme est, dans l'immédiat, facteur de perturbation. À la manière de certains sports de combat qui retournent la force de l'adversaire contre lui, le Brexit doit être l'opportunité d'une évolution tant au niveau français qu'au niveau communautaire. C'est du moins ce que le CNPMEM entend prôner auprès de ses différents interlocuteurs dans les prochains mois...