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Commerce maritime mondial : un enjeu stratégique pour la France

Personne ne peut douter que le commerce mondial constitue un enjeu stratégique. Et si certains n'en étaient pas convaincus, il suffirait de rappeler quelques faits particulièrement tangibles : la mer recouvre les 7/10e de la surface de la planète ; et 90 % des marchandises échangées dans le monde aujourd'hui transitent par la mer. Au-delà de ces chiffres, l'Histoire nous démontre combien le commerce maritime est facteur de puissance. Les exemples ne manquent pas : des Phéniciens à l'Empire britannique, jusqu'à la Chine aujourd'hui, de nombreux États ont construit leur puissance sur la domination du commerce maritime. Ce n'est pas l'objet de ce court article, mais il est aisé de démontrer qu'aucun État ne peut construire de puissance économique sur le long terme en faisant abstraction du commerce maritime. C'est d'ailleurs l'une des principales conclusions auxquelles sont parvenus les travaux de l'association Océanides : les États qui se tournent vers la mer s'inscrivent dans une logique de flux, d'échanges et d'ouverture, moteur du développement économique (1).

C'est le cas de la France. Présente sur tous les océans du globe grâce à la richesse de ses outre-mer, forte d'une histoire maritime dense qui lui a permis de construire des savoir-faire exceptionnels, elle doit considérer le commerce maritime comme un enjeu stratégique. Dans le cadre d'une recomposition du monde dont le centre de gravité se déplace de plus en plus vers l'Asie et l'Afrique, la France et l'Europe peuvent s'appuyer sur le commerce maritime pour tirer pleinement parti de cette évolution.

La France, fer de lance du shipping

Je souhaite tout d'abord lever une ambiguïté : quand on parle de commerce ou de transport maritime, il faut entendre ce terme au sens large. Nos amis anglo-saxons emploient plus volontiers le terme de « shipping » plutôt que de « maritime transport ». Le shipping regroupe naturellement tous les services de transports maritimes tels que le conteneur ou les vracs secs (minerais...) et liquides (pétroles, gaz...). Mais le shipping comprend aussi toutes les activités de services maritimes comme la pose de câbles de communication, les travaux maritimes de tous ordres (exploration et production d'hydrocarbures), l'assistance aux structures fixes ou flottantes, la recherche scientifique, etc. Historiquement, c'est sous le terme de Marine marchande que la France reconnaît l'ensemble de ces activités.

C'est un ensemble dont la cohérence est assurée en premier lieu par une population de spécialistes : les marins. Qu'ils naviguent au conteneur ou bien qu'ils opèrent des robots sous-marins par plus de 5 000 mètres de fond, ils reçoivent la même formation initiale. Ensuite, cette cohérence est garantie par les navires eux-mêmes : qu'ils transportent du pétrole ou bien qu'ils assistent une plate-forme pétrolière en mer, ils sont soumis aux mêmes réglementations, aux mêmes contraintes opérationnelles. Les navires de services sont un enjeu stratégique pour l'Europe et pour notre pays : dans le jeu de la compétition internationale, nous nous concentrons naturellement sur les services à forte valeur ajoutée, qui permettent de justifier des salaires plus élevés que dans le reste du monde.

La France joue un rôle important dans ce shipping. Avec près de 100 000 emplois directs et indirects le shipping français assure une part importante des exportations de notre pays. La France compte de nombreux champions dans des domaines variés : CMA-CGM dans le transport de conteneurs, Bourbon dans l'activité de service à l'offshore pétrolier, Louis Dreyfus Armateurs dans les transports spéciaux ou la pose de câbles, Brittany Ferries dans le transport de passagers, etc. Toutes ces entreprises ont fait le choix de conserver leurs sièges sociaux en France, ainsi que le coeur de leur flotte sous pavillon national, alors qu'elles opèrent dans une économie totalement mondialisée.

Cette réalité est aujourd'hui menacée : le nombre de navires sous pavillon français a cessé de baisser, mais il ne remonte pas. Si l'on compare le poids du shipping français rapporté à l'étendue de son territoire maritime et à l'importance que la mer devrait avoir dans l'économie française, il reste de nombreux efforts à faire. Pourquoi devrions-nous considérer comme une question stratégique de redévelopper notre flotte ?

Développer les filières maritimes

Je vois deux raisons impérieuses. La première est que la France doit bâtir une flotte stratégique au service d'une filière industrielle maritime moderne. Les bases légales d'une telle construction existent : grâce à la loi sur l'Économie bleue, portée par le député Arnaud Leroy, le décret du 9 mai 2017 pose les principes de cette flotte stratégique. Ce décret permet de lister toutes les activités que la France considère comme stratégiques : approvisionnements (hydrocarbures, minerais, produits de première nécessité...), services maritimes de première importance (par exemple, la pose et l'entretien des câbles sous-marins de télécommunication), etc. Il est nécessaire que ces services puissent être, le cas échéant, rendus par des navires que l'État soit en capacité de réquisitionner. Cela suppose que ces navires existent et qu'ils soient armés sous pavillon français par des équipages compétents.

Trop souvent, lorsqu'on s'interroge sur le devenir d'une filière stratégique maritime, on se concentre sur les moyens, sur les navires. Les récents travaux du Conseil supérieur de la Marine marchande ont permis de mettre l'accent sur une autre évidence : sans marins, la flotte stratégique serait vaine. Si la France fait un jour face à une agression extérieure sur ses câbles sous-marins de communication, il ne suffira pas de disposer de navires câbliers. Mais bien aussi des équipages compétents capables de les armer et de retrouver puis de réparer ces câbles grâce à des outils qui sont à la pointe de la technologie (robots sous-marins télé-opérés depuis des navires à positionnement dynamique, susceptibles de tenir un point fixe en mer dans des conditions météorologiques défavorables).

La France dispose d'un atout exceptionnel : la qualité de la formation de ses navigants qui est reconnue comme l'une des toutes meilleures au monde. L'École de la Marine marchande constitue le socle de la flotte stratégique française. Or, comme dans de nombreuses activités, il existe un seuil de nombre de navigants français en dessous duquel la transmission des compétences maritimes aux jeunes générations est menacée. D'où la nécessité de constituer le plus de filières maritimes possible.

On parle beaucoup aujourd'hui du développement des énergies marines renouvelables. Notre pays étant très en retard sur ce sujet par rapport à ses voisins européens, il peine à développer des filières de construction, d'installation et de maintenance de champs éoliens. C'est un mécanisme naturel : si vous entrez tardivement sur un marché, vous souffrez de deux handicaps majeurs par rapport à vos concurrents qui y sont déjà présents. D'abord, vous ne pouvez pas présenter de références à vos clients et, ensuite, vous ne bénéficiez pas des économies d'échelle qui sont permises par vos activités existantes. Vous êtes ainsi plus cher et moins crédible, ce qui ne vous facilite pas la tâche dans un cadre concurrentiel classique ! L'enjeu est pourtant fondamental. Pour maintenir un nombre suffisant de navigants comme je viens de le rappeler, mais aussi pour que la France soit capable d'exporter ses services maritimes. Je suis convaincu qu'aucune entreprise ne peut avoir une quelconque chance d'exporter ses produits et ses services si elle n'a pas au préalable constitué un solide socle de références sur son marché naturel : la France.

C'est donc un premier enjeu pour notre pays : identifier les filières que l'on considère comme stratégiques puis constituer des groupements d'entreprises de toutes tailles afin de construire ces filières. Cette stratégie n'est que temporaire : une fois la filière constituée, chacun pourra ensuite se déployer à l'international, et la composition de cette équipe initiale pourra évoluer. Mais tout le monde comprendra aisément que, sans cette étape, vu le retard accumulé dans certains domaines maritimes par notre pays, aucune nouvelle filière maritime française digne de ce nom ne pourra véritablement émerger.

L'impératif environnemental

Le second enjeu stratégique du commerce maritime mondial, et qui concerne tout particulièrement notre pays, c'est la protection de l'environnement. En effet, la France joue, depuis maintenant de nombreuses années, un rôle de leader dans l'évolution des contraintes environnementales pour lutter contre le réchauffement climatique, pour améliorer la qualité de l'air et de l'eau et pour défendre la biodiversité. Les engagements internationaux de la France sont forts, et sa voix porte, comme nous avons pu le constater lors du sommet international de la COP21.

S'il est un défi de taille pour le commerce maritime mondial, c'est bien celui de la lutte contre le réchauffement climatique. En effet, exclu des négociations sur le protocole de Kyoto du fait de son caractère international, le transport maritime a bénéficié pendant de très longues années d'une relative impunité au regard des pollutions atmosphériques qu'il engendre. Confortablement installé derrière cette exclusion, il s'est cru à l'abri des efforts qui étaient progressivement demandés aux autres industries. Ce fut une tragique erreur car, aujourd'hui, il n'est plus question de laisser le transport maritime en marge des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais bien plutôt de lui faire rattraper le temps perdu. Trop longtemps certaines nations maritimes ont traîné les pieds sur ces sujets pourtant fondamentaux. La pression des décideurs politiques, à la suite de l'opinion publique, se renforce de jour en jour pour exiger du shipping des engagements fermes sur des objectifs clairs.

Certes, comme pour d'autres industries, il convient de progresser de manière concertée dans cette voie de la limitation des émissions de CO2. Car toute mesure qui ne s'appliquerait qu'à certains navires ou à certains armateurs de certains pays, renchérissant leurs coûts, n'aurait pour conséquence que de les faire immédiatement disparaître du marché, tant la compétition est acharnée. Ces services seraient alors aussitôt remplacés par d'autres en provenance de pays qui, ne respectant pas les mêmes contraintes, ramèneraient ces émissions de CO2 à leur niveau initial. C'est la raison pour laquelle les décisions peuvent paraître si lentes : seules celles qui seront prises pour l'ensemble de la flotte mondiale, devant l'OMI (Organisation maritime internationale), pourront se traduire par une réduction des émissions atmosphériques du shipping.

De nombreux efforts ont déjà été entrepris, et certaines décisions très récentes démontrent la volonté du shipping de se réformer : réduction du taux de soufre contenu dans les carburants à 0,5 % en 2020 sur toute la planète ; interdiction du rejet des eaux de ballast à la mer sans traitement préalable des espèces invasives... Les armateurs français considèrent toutes ces évolutions comme une chance qui leur permettra de développer une flotte moderne et respectueuse de l'environnement. Dans une industrie qui a très longtemps souffert d'une absence de contrôles, voire de règles, ces changements sont accueillis avec enthousiasme par ceux qui désirent offrir un service de qualité dans un cadre réglementaire clair et équilibré. Cela fait des années que j'espère voir se développer une différenciation des services non pas uniquement sur le prix comme cela a toujours été le cas, mais aussi sur la qualité des navires, sur leur état général, afin de mieux assurer la sécurité des équipages et la protection de l'environnement.

Les pays qui, comme la France, sont dotés d'une flotte moderne ont un intérêt stratégique à la protection de l'environnement. Depuis quinze ans, la flotte française occupe les premières places du classement du Mémorandum de Paris (ce classement recense les pavillons les plus respectueux des normes sur la base d'inspections menées sur les navires dans tous les ports du monde). Cet effort de qualité, les armateurs français l'ont décidé il y a de nombreuses années déjà, lorsque j'ai proposé en 2002 à Armateurs de France la création d'une Charte bleue qui engage notre profession dans la voie du mieux-disant environnemental. Cet engagement est concret. Nous avons été les premiers à défendre très ouvertement la création d'une taxe CO2 pour aboutir à une réduction réelle des émissions du shipping. Ainsi, développer la flotte française, c'est favoriser l'avènement d'un commerce maritime propre.

Voilà les raisons pour lesquelles il me semble essentiel de développer la flotte marchande française. Les pistes de réflexion sont nombreuses : constituer des groupements d'entreprises pour initier la construction de nouvelles filières maritimes industrielles ; adapter les dispositifs de soutien à l'investissement maritime ; moderniser le droit du travail maritime ; rattacher les transports au ministère de l'Économie en lieu et place d'une tutelle contre nature, celle du ministère de l'Écologie ; lancer un processus de réflexion sur le pavillon européen ; faire que la France assume pleinement son rôle de leader au sein des organisations internationales maritimes... Autant de chantiers que l'on doit confier à notre nouveau gouvernement pour que la France tire pleinement parti de ses atouts maritimes.

(1) Christian Buchet, « La mer dans l'Histoire, une vision d'avenir », Études marines, Centre d'études stratégiques de la Marine, mars 2017, p. 61.