Politique Internationale - Faut-il, selon vous, faire une distinction entre l'économie terrestre et l'économie maritime ?
Jean-Hervé Lorenzi - Évidemment non, car elles sont imbriquées. L'économie terrestre repose aujourd'hui sur un pilier très important : les richesses des fonds marins. Au-delà du versant traditionnel que sont la pêche, le transport de voyageurs et de marchandises, le sujet clé à l'heure actuelle est celui de notre capacité à trouver des nodules polymétalliques, du pétrole et d'autres ressources.
Aujourd'hui, un tiers du pétrole extrait dans le monde provient de gisements offshore. Ce chiffre est révélateur du poids de l'économie maritime par rapport au reste de l'économie. Il en dit long, également, sur les prouesses technologiques de l'industrie pétrolière qui est capable de creuser les fonds marins dans des conditions compliquées, à des centaines de mètres de profondeur.
P. I. - L'histoire maritime a 5 000 ans. L'économie maritime précède-t-elle l'économie terrestre ?
J.-H. L. - Oui, bien entendu. L'histoire du monde est celle d'une conquête progressive de territoires inconnus. On peut imaginer que le XXIe siècle sera celui de la conquête spatiale, à la recherche de nouvelles planètes. L'économie mondiale a commencé à se développer entre le XIVe et le XVIe siècle, prenant appui sur cette formidable tradition maritime portugaise et espagnole qui a bouleversé les équilibres et permis au continent dominant - l'Europe - d'aller conquérir le monde entier. Il est clair que l'économie maritime est un instrument majeur du développement économique mondial.
P. I. - L'économie maritime forge-t-elle la mondialisation ou est-ce, à l'inverse, la mondialisation qui façonne les enjeux maritimes ?
J.-H. L. - Elle porte la mondialisation. Elle symbolise la capacité des individus à se projeter ailleurs. Aujourd'hui, l'essentiel du trafic emprunte toujours la voie des mers. Le nouveau canal de Panama est évoqué avec admiration, car il permet de développer les relations entre les puissances asiatiques, notamment la Chine, et les grands marchés occidentaux. Le domaine maritime persiste à jouer un rôle déterminant. Il demeure une condition nécessaire de la mondialisation.
P. I. - Thémistocle disait que « qui domine les mers domine le reste du monde ». Est-ce toujours d'actualité ?
J.-H. L. - C'est un peu moins vrai que par le passé. L'affirmation de la puissance britannique, au XVIIe et au XVIIIe siècle, est clairement passée par la domination des mers. La tentative de rattrapage prussienne, avant le premier conflit mondial, s'appuyait entre autres sur la conviction du Kaiser Guillaume qu'il fallait se doter d'une marine puissante afin de rivaliser avec la marine britannique. Aujourd'hui, le rôle des flottes militaires a perdu de son importance, pour une raison très simple : le fait de pouvoir envoyer des projectiles à plusieurs centaines de kilomètres modifie la nécessité de protéger les convois maritimes au moyen de bâtiments militaires, comme c'était le cas autrefois, y compris durant la Seconde Guerre mondiale.
P. I. - La maritimisation économique est synonyme de création d'emplois, et, pourtant, elle est encore trop peu connue du grand public. Comment y remédier ?
J.-H. L. - La culture des peuples et des nations comprend des éléments très forts, inscrits dans leur histoire. L'histoire britannique est celle d'un peuple de marins ; l'histoire française, celle d'un peuple de paysans. Pousser les gens à embrasser ces métiers très difficiles que sont ceux de la mer n'est pas chose aisée, qu'il s'agisse de la pêche ou de la production de matières premières offshore.
La navigation de plaisance remporte néanmoins en France des succès notables : Bénéteau, pour ne citer que cette entreprise. Il en va de même dans la construction navale, avec les chantiers STX de Saint-Nazaire. Mais ces métiers, précisément, sont à terre, même s'ils sont exercés pour la mer. Nous devons passer à des activités en mer, avec des marins. Pour accroître leur notoriété, sans doute faudrait-il créer des médias qui leur soient dédiés.
P. I. - Comment expliquer le manque d'intérêt de l'État français pour la maritimisation ?
J.-H. L. - Ce désintérêt est très ancien. À part le mot de Louis XVI montant sur l'échafaud et demandant des nouvelles de La Pérouse - citation que je pense d'ailleurs inexacte -, l'État français n'a jamais accordé une véritable priorité à la mer. Au fond, les Français ignorent les domaines maritimes de notre pays. Ces questions sont étrangères à notre culture, qui est en réalité profondément paysanne. Il s'agit d'une triste mais très ancienne tradition. À une exception près : pendant l'entre-deux-guerres se sont succédé des ministres de la Marine très influents, qui ont développé la flotte de guerre française pour en faire la deuxième ou troisième marine du monde. D'où l'enjeu qu'elle a représenté pendant la Seconde Guerre mondiale avec Mers-el-Kébir, Dakar ou encore le sabordage de la flotte à Toulon. Pendant cette très courte période, la mer a été considérée comme un élément clé. Mais aujourd'hui, personne en France ne sait que CMA-CGM est la 3e compagnie mondiale de transport maritime. Personne ne sait, non plus, que derrière les grèves à répétition des dockers il y a des ports extrêmement performants. Alors que Rotterdam, Anvers et évidemment les ports britanniques sont considérés comme des éléments majeurs du succès économique de leurs pays.
P. I. - La société civile est parfois séparée entre merriens et terriens. Cette opposition vous semble-t-elle justifiée ?
J.-H. L. - Tout à fait. Le meilleur exemple est celui de la Bretagne : il existe véritablement deux Bretagne, celle des paysans et celle des marins. Je l'évoquais, le monde de la mer est un monde très particulier, très rude. Le monde de la terre l'est également, mais celui de la mer suppose un goût prononcé pour l'effort, à la limite du masochisme : les modes de vie qu'il impose peuvent apporter de grandes satisfactions comme de grandes souffrances. Les hommes de la mer, dans le monde entier, quelle que soit leur importance, du mousse jusqu'au Lord de l'amirauté britannique, ont ce goût des grands espaces qui les différencie du commun des mortels.
P. I. - Grâce à l'outre-mer, l'espace maritime français recouvre 11 millions de kilomètres carrés. Comment le développer ?
J.-H. L. - Pour cela, une vraie volonté politique est nécessaire. Je suis stupéfait que le domaine maritime polynésien soit aujourd'hui l'objet d'un intérêt égal à zéro de la part des pouvoirs publics. Or il recèle vraisemblablement des ressources naturelles considérables. Les côtes elles-mêmes sont souvent considérées comme des lieux de villégiature, et non comme des lieux de travail. Cette indifférence est regrettable.
Les responsables politiques devraient être des amoureux de la mer. C'est arrivé de temps en temps mais, hélas, peu fréquemment. Des hommes politiques comme Jean-François Deniau ont su populariser l'atout majeur que représentent les océans pour notre pays. Mais il faut l'admettre : la mer est absente du discours politique.
P. I. - Faut-il créer un ministère de la Mer ?
J.-H. L. - Bien sûr. C'est une très bonne idée. Nous n'avons pas besoin d'un sous-ministère de la Pêche, mais d'un véritable ministère de la Mer, avec à sa tête une personnalité qui considère que sa mission est de la plus haute importance.
P. I. - En tant qu'économiste et universitaire, qu'a évoqué pour vous le terme de maritimisation la première fois que vous l'avez entendu ?
J.-H. L. - Trois mots : l'infini de l'horizon - celui de la mer - ; la prospérité - de nombreux peuples se sont développés parce qu'ils sont devenus des grands peuples marins, comme les Britanniques ou les Japonais ; et la diversité, qui n'empêche pas la proximité : a priori tout sépare un pêcheur islandais d'un navigateur péruvien et, pourtant, ils sont unis par une même passion.